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I
DES
HALLUCINATIONS.
Librairie médicale de Germer Baillière,
OUVRAGES DU MÊME AUTEUIl.
Aiithropotoinlc , ou Traité élémentaire d'anatomle, contenanl 1° les Préparations anatomiques ; 2<> l'Anatomie descriptive; 3" les Prin- cipales régions du corps humain, avec des notes extraites du cours de M. Blandin , nouvelle édition. 1832 , 1 vol. in-8 de 800 pages.
Mémoire sur la monomanic homicide. 1 820, in-8.
Observations sur quelques maladies du foie. 1828, in-8.
Considérations médico-légales sur l'interdiction des aliénés , présentées à l'Académie royale des Sciences en 1830, in-8. 1 fr. 50
De la Pellagre et de la Folie pcllagreusc ; observations recueillies au grand hôpital de Milan , mémoire lu à l'Académie royale des Sciences , dans la séance du 30 novembre 1830, 2e édit. augmentée. 1834, in-8. 2 fr. 50
Des Établissements d'aliénés en Italie. 1832, in-8.
Relation historique et médicale du choléra-morbus en Po- logne, comprenant l'apparition de la maladie, sa marche, ses progrès, ses symptômes, son mode de traitement et les moyens préservatifs. 1832, 1 vol. in-8 avec fîg. 5 fr.
IManuel de médecine légale. 1835, 1 vol. in-jS. 2 fr. 50
mémoire pour l'établissement d'un hospice d'aliénés ; ouvrage couronné par la Société des sciences médicales et naturelles de Bruxelles. 1836, in-8. avec fig. 2 fr.
Influence de la civilisation sur le développement de la folie. 1839, in-8.
De la menstruation considérée dans ses rapports physiologiques et pa- thologiques (ouvrage couronné par l'Académie royale de Médecine en 1840). 1842, 1 vol. in-8, br. 6 fr.
Du Délire aigu. Mémoire inséré dans le tome XI des Mémoires de l'Aca- démie royale de Médecine. 1845, in-4.
De l'Influence de la vie de famille sur le traitement et la guérison des maladies mentales. 1845, in-8. (sous presse.)
BRIIRRE DE BOISMOWT ET MARX; Leçons orales de clinique chirurgicale, faites à l'Hôtel-Dieu de Paris, par M. le baron Dupuytren, chirurgien en chef. 1»39. 6 vol. in-8, 2e édition refondue. 36 fr.
CERISE. Des Fonctions et des Maladies nerveuses dans leurs rapports avec l'éducation sociale et privée, morale et physique; Essai d'un nouveau sys- tème de recherches physiologiques et pathologiques , sur les rapports du physique et du moral. 1842, 1 vol. in-8. 7 fr.
DELEUZE , Mémoire sur la faculté de prévision , avec des notes et des pièces justificatives et avec une certaine quantité d'exemples de prévi- sion recueillis chez les anciens et les modernes. 1836, in-8, br. 2 fr. 50
FOSSATI. Manuel pratique de phrénologie, ou physiologie du cerveau, d'après les doctrines de Gall, de Spurzheim. de Combe, et des autres phré- nologistes , avec 37 portraits et 6 figures d'anatomie, intercalés dans le texte. 1845, 1 vol. grand in-18. 6 fr-
GAUTHIER (Aubin). Histoire du Somnambulisme chez tous les peuples , sous les noms divers d'extases, songes, oracles et visions; examen des doctrines théoriques et philosophiques de l'antiquité et des temps mo- dernes, sur ses causes , ses effets , ses abus , ses avantages , et l'utilité de son concours avec la médecine. 1842, 2 vol. in-8. 10 lr.
GAUTHIER (Aubin). Traité pratique du Magnétisme et du Somnambu- lisme, ou Résumé de tous les principes ou procédés du magnétisme, avec la théorie et la définition du somnambulisme, la description du caractère et des facultés des somnambules, et les règles de leur direction, is^ .
l vol. in-8 de 750 pages.
['..ris. Imprimerie de Bourgogne M Martinet, rue Jacob, 30.
DES
HALLUCINATIONS
ou
HISTOIRE RAISONNÉE
DES APPARITIONS, DES VISIONS, DES SONGES, DE L'EXTASE , DU MAGNÉTISME ET DU SOMNAMBULISME,
l'An
A. BRIERRE DE BOISMONT,
Docteur en médecine de la Faculté de Paris, Directeur d'un établissement d'aliénés, chevalier des ordres de la Légion-d'Honneur et du Mérite militaire de Pologne , lauréat de l'Institut et. de l'Académie royale de Médecine, membre de plusieurs Sociétés savantes, etc., etc.
*
PARIS.
GERMER RAILLIÈRE , LIBRAIRE-ÉDITEUR ,
RUE DE L'ÉCOLE-DE-MÉDÏÏCINE, 17. LONDRES.
H. Baillicre, 219, Regent strect.
LEIPZIG.
Brockhaus et Avcnarius , Michelsen.
LYON.
Savy, 48, quai des Célestins. FLORENCE.
Ricordi et Ce, libraires,
Montpellier. Castel , Scvalle.
1845.
TABLE DES MATIÈRES.
Préface i . . ni
Introducliou 1
Chapitre Ier. — DéGuilion et division des hallucinations 19
Chap. II. — Hallucinations compatibles avec la raison 18
Chap. III. — Hallucinations simples des aliénés G9
Chap. IV. — Hallucinations compliquées d'illusions 107
Chap. V. — Hallucinations dans la monomanie i35
Chap. VI. — Hallucinations dans la stupidité 147
Chap. VII. — Hallucinations dans la manie i53
Chap. VIII. — Hallucinations dans la démence , la paralysie géné- rale 167
Chap. IX. — Hallucinations dans le delirium tremens 181
Chap. X. — Hallucinations dans les maladies nerveuses autres que
la folio 195
Chap. XI. — Hallucinations dans le cauchemar et les rêves 204
Chap. XII. — Hallucinations dans l'extase, le magnétisme et le som- nambulisme 237
Chap. XIII. — Hallucinations dans les maladies fébriles , inflamma- toires, aiguës, chroniques et autres 278
Chap. XIV. — Causes des hallucinations 5o6
Chap. XV. — Hallucinations considérées au point de vue de la psy- chologie , de l'histoire , de la morale et de la religion 5g4
Chap. XVI. — Symptomalologie des hallucinations et dos illu- sions 446
a
11 TABLE DES MATIÈRES.
Chap. XVII. — Anatomie pathologique 4y6
Chap. XVIII. — Marche, — durée,— diagnostic, — pronostic 482
Chap. XIX. — Traitement des hallucinations 4^4
Chap. XX. — Hallucinations considérées sous le rapport rnédico-
l6gal 542
Tahle alphabétique et analytique des matières 601
PRÉFACE.
La première condition d'un livre sérieux est d'être com- plet. Nous aui^ns donc manqué à cette règle importante, si, en traitant des hallucinations , nous n'eussions franche- ment ahordé tous les problèmes philosophiques. Il y a en médecine des livres de faits et d'applications pratiques ; il y en a d'autres où les observations n'excluent pas les considé- rations d'un ordre plus élevé. Si les premiers sont utiles aux praticiens, les seconds joignent à cet avantage précieux ce- lui de jeter quelques lumières sur des questions dont la so- lution est plus nécessaire qu'on ne le pense généralement, même auprès du malade.
Comme il y a moins de difficultés à se renfermer dans les faits et à en tirer timidement les conséquences, nous aurions
JV PRÉFACE.
pu nous placer sur un terrain plus solide et nous créer des avantages plus certains, en laissant de côté le domaine phi- losophique ; mais nous avons la conviction que notre œuvre serait restée incomplète, si nous n'eussions point accepté sans arrière-pensée les exigences de notre sujet. Nous n'i- gnorons pas que les hommes qui ont l'habitude de fermer les yeux à tout ce qui n'est pas le fait matériel condam- neront celte tentative , et iront même jusqu'à penser que l'imagination a emporté la sage raison hors de la bonne roule. Nous en appelons aux médecins éclairés, qui savent voir au-delà de cette sorte de premier plan qui forme la partie matérielle de la science. Ceux-là pourront peut-être dire que nous nous sondâmes trompé; mais ils nous ren- dront au moins la justice de reconnaître que la crainte de l'erreur ne nous a point empêché d'oser chercher la vérité partout où nous avons cru pouvoir la découvrir.
Ce préambule était nécessaire pour initier le lecteur à l'esprit de ce travail. Destiné à faire connaître un des phé- nomènes les plus curieux de la psychologie humaine , qu'on retrouve mentionné dans un grand nombre d'auteurs sa- crés et profanes, il ne pouvait, à notre avis, se composer uniquement de séries d'observations de médecine.
En effet, là question des hallucinations , considérée sous le rapport médical, olfre un vaste champ aux recherches; mais nous ne pensons pas qu'elle doive être circonscrite dans de pareilles limites. Ce sujet touche à ce qu'il y a de plus élevé dans le monde. Les dogmes religieux, la philoso- phie, l'histoire, la morale, sont intimement liés à son étude. Si toutes les hallucinations devaient être rangées parmi les produits d'une imagination en délire, les livres saints ne se-
PRÉFACE. X
raient plus qu'une erreur; le christianisme, ce puissant mo- bile du perfectionnement social et individuel, une erreur; les croyances de nos pères, les nôtres, celles de nos enfants, des erreurs. Et cependant, a dit un écrivain illustre, il y a dans la nature humaine des problèmes dont la solution est hors de ce monde, qui tourmentent invinciblement lame, qu'elle veut absolument résoudre ; il y a une morale a la- quelle il faut chercherune sanction, une origine, un but ; au- tant de sources fécondes, assurées pour la religion, et qui prouvent qu'elle estime nécessité, et non une pure forme de la sensibilité, un élan de l'imagination, une variété de la poésie (1).
La doctrine actuelle des hallucinations est d'ailleurs en opposition directe avec un sentiment inné chez l'homme , qui lui fait rejeter loin de soi une hypothèse posant en prin- cipe que, depuis près de six mille ans, il a toujours été le jouet d'illusions. La vérité est éternelle; elle a brillé dès l'apparition de l'homme sur la terre , et de ce moment elle n'a cessé de l'éclairer. Les systèmes scientifiques peuvent changer ; mais il y a des idées et des principes qui sont assis sur la base inébranlable de l'immuabilité.
La doctrine des hallucinations n'est pas moins affligeante au point de vue de l'humanité. Quoi de plus pénible et de plus douloureux, en effet, que de prétendre que les opinions les plus sublimes, les entreprises les plus grandes , les ac- tions les plus belles, ont été enseignées ou faites par des fous hallucinés? L'histoire et la raison ne sont-elles pas d'ac-
(i)Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, 5 vol. in-B°, t. J, p. i^J. Paris, i84a.
U PHÉFACE.
cord pour protester contre la folie de Socrate, de Luther, de Jeanne d'Arc et de tant d'autres?
Qu 'étaieiitdonc, demandera-t-on, les hallucinations de ces personnages célèbres? Elles dépendaient d'une influence complexe ; elles provenaient à la fois du tribut que payaient ces intelligences d'élite aux croyances du temps, de ce ca- ractère extatique que la contention de l'esprit fait contracter aux idées, et enfin de la nature de l'organisation; car, comme la très bien remarqué M. de Sainte-Beuve , chacun porte dans sa philosophie et sa théologie son humeur {humour), ce qu'on oublie trop. Pascal avait l'humeur inquiète et mé- lancolique ; de là son coup d'œil un peu visionnaire. Bos- suet avait l'humeur calme; de là en partie sa sérénilé de coup d'œil, et cela indépendamment de la grandeur de leurs esprits et de la nature des idées (1).
Nulle comparaison sérieuse à établir entre les hallucina- tions de ces hommes fameux et celles des hallucinés de nos jours. Là , des entreprises conçues , suivies , exécutées avec toute la force du raisonnement , l'enchaînement des faits, la puissance du génie; ici , des projets sans suite, sans but, sans actualité, et toujours frappés au coin de la folie.
Mais, dira-t-on, comment se fait-il que ce genre d'hallu- cinations ait disparu de nos jours? Voici notre réponse à cette objection: pour être hallucinés de la sorte, il fallait avoir des convictions profondes, des croyances ardentes, un amour extrême de l'humanité ; il fallait vivre au milieu d'une société qui partageât ces sentiments, et sût, au besoin,
(i) De Sainte Beuve, Pensées de Pascal. juillet 1842.
— Revue des Deux-Mondes,
PRÉFACE. VU
mourir pour eu*. On marchait alors avec sou siècle. Où sont donc aujourd'hui les croyances? Où sont les martyrs? Quelle est la voix qui domine le monde? Chacun vit pour soi et chez soi. Le scepticisme a gagné toutes les classes. Les gé- néreux dévouements excitent le sourire. Le bonheur maté- riel, Voilà la devise. Loin de nous la pensée de blâmer cette disposition des esprits; mais on conviendra qu'elle, est peu favorable à l'enthousiasme et aux grandes entreprises (I).
Il y a eu, nous le savons, en religion , en philosophie , en morale, en histoire, des hommes dupes de leur imagination, de leur ignorance, qui ont voulu imposer leurs rêveries aux autres. C'est un des accidents de l'humanité, qui se laisse trop facilement entraîner à l'erreur ; parmi ceux mêmes qui se trouvaient dans ces conditions , beaucoup se trom- paient, sans être fous. Il en était d'eux comme de ces milliers d'hommes qui, dans les pays les plus civilisés, adoptent des idées superstitieuses , sans qu'ils en soient moins aptes à se conduire dans la vie. . L'ambition a pu sans doute se servir des hallucinations dans un but coupable; qui le nierait? Des visions, des appa- ritions ont été simulées par des imposteurs ; cela est incon- testable. Mais pour tous ceux qui ont étudié la question, l'erreur est si facile à découvrir, que nous n'en ferons même pas l'objet d'une réfutation.
En nous livrant à ces recherches, nous avons donc eu deux buts: l'un d'écrire une histoire médicale des halluci- nations, l'autre de protester contre une doctrine que nous croyons contraire à la vérité.
(ij C'est faute de s'entendre sur la valeur des mots qu'on prête aux nommes des opinions qui ne sont pas les leurs.
VIII PRÉFACIi.
Il est impossible , ce nous semble , qu'un tel programme ne trouve pas grâce devant la critique et ne rencontre pas quelque sympathie dans l'opinion.
Il ne nous reste plus qu'un mot à ajouter; il est relatif aux faits particuliers : nous les avons pris dans notre pratique ou empruntés aux auteurs les plus dignes de foi, en ayant soin d'en indiquer constamment la source.
ERRATA.
A la page 537 en notei ^sez : ^ °'r l'ouvrage de M. Gaultier de Claubry, dans lequel l'identité du typhus et de la fièvre typhoïde est vivement sou- tenue.
DES
HALLUCINATIONS.
INTRODUCTION.
À toutes les époques de l'histoire de l'homme , sous les latitudes les plus diverses, dans les gouvernements les plus opposés, avec toutes les religions, on retrouve constam- ment la même croyance aux esprits et aux apparitions (r). Comment une opinion aussi générale s'est-elle établie? Évi- demment la source doit en être cherchée dans l'organisation psychique. En effet, si Ton étudie l'homme au point de vue psychologique, on reconnaît qu'il est dominé par un besoin irrésistible de l'inconnu , qui se traduit chez la plupart par l'amour du merveilleux. Le sauvage qui rêve au grand Es- prit et aux chasses incommensurables d une autre vie , l'homme du moyen-âge qui s'agenouille au bord de l'entrée du purgatoire de Saint-Patrice, l'Arabe qui erre dans les palais enchantés des Mille et une Nuits , l'Indien qui s'ab- sorbe dans les incarnations de Brama , l'habitant du monde civilisé , qui en public ne croit à rien, et consulte en secret les pythonisses,ou demande au magnétisme ce qu'il ne peut lui donner , tous obéissent au même besoin , celui de croire à quelque chose.
Au premier abord , on est surpris que de semblables opi-
(i) Il est bien entendu que nous ne parlons point ici des apparitions des livres saints, qtti seront l'objet d'un paragraphe spécial.
I
2 DES HALLUCINATIONS.
nions nient acquis une telle puissance , et Ton est tenté de se demander si nous sommes un composé d'erreurs , le jouet d'illusions; mais en scrutant plus profondément la ques- tion , on constate qu'elles ne sont qu'une déviation des deux grandes lois de notre existence , la connaissance de Dieu et de soi-même.
L'histoire et la tradition s'accordent sur ce point que l'homme sortit pur, mais libre, des mains du Créateur. Tant que la raison le guida, il fut à l'abri des erreurs et des su- perstitions; mais dès que l'abus de la liberté et l'action du temps eurent produit l'oubli de l'origine et du but, les pas- sions, n'étant plus contenues, l'entraînèrent; son esprit s'é- gara de plus en plus. Tourmenté d'un côté par le souvenir du point de départ , "emporté de l'autre par l'imagination, il se précipita dans un monde de chimères.
L'imagination , appelée à si juste titre la folle du logis , cherche sans cesse à briser les liens qui l'enchaînent à la raison; lorsqu'elle y est parvenue , il n'est pas de fables, de croyances étranges, d'illusions singulières, de rêves bizarres qu'elle ne propage. On aime mieux croire qu'examiner, a dit Bacon (i), et cette disposition est surtout marquée dans l'enfance de l'esprit humain. Peu d'époques ont été plus fa- vorables aux triomphes de l'imagination que celle du moyeu âge. Toutes les créations fantastiques semblent s'y être donné rendez-vous. L'air est rempli d'oiseaux merveilleux, la terre est parcourue par des animaux terribles , les mers sont peuplées de poissons monstrueux; au-delà des limites assignées au globe, existent des contrées admirables, de nouveaux paradis terrestres. Des croyances aussi extraor- dinaires , développées au milieu des irruptions des Bar- bares , de la dévastation de la terre , des terreurs de la fin du monde, suggèrent l'idée d'une puissance invisible , sur-
(i) Bacon , de Dignilale et augment. scient. , lib. V, cap. v.
INTRODUCTION. 3
naturelle , à laquelle rien ne peut résister. Ainsi prépare , le peuple écoute avec avidité toutes les histoires de reve- nants et de sorciers ; l'orateur s'épouvante lui-même , et effraie les autres.
L'explication donnée par Malebranche de la manière dont s'accréditent de pareilles opinions nous paraît si juste, qu'elle doit trouver ici naturellement sa place. Un pâtre dans sa bergerie raconte, après souper, à sa femme et à ses enfants , les aventures du sabbat. Comme son imagina- tion est un peu échauffée par les vapeurs du vin, et qu'il croit avoir assisté plusieurs fois à cette assemblée imagi- naire , il ne manque pas d'en parler d'une manière forte et vive. Il n'est pas douteux que les enfants et la femme ne demeurent tout effrayés , pénétrés et convaincus de tout ce qu'ils viennent d'entendre. C'est un mari, c'est un père qui parle de ce qu'il a vu , de ce qu'il a fait; on l'aime et on le respecte: pourquoi ne lecroirait-on pasPCes récits se gravent profondément dans leur mémoire , ils s'y accumulent : les frayeurs passent, la conviction demeure; enfin la curio- sité les prend d'y aller. Us se frottent, ils se couchent ; les songes leur présentent les cérémonies du sabbat (i). Ils se lèvent; ils s'entre-demandent et s'entre-disent ce qu'ils ont vu : ils se fortifient dans cette croyance, et celui qui a l'i- magination la plus forte, persuadant mieux les autres, ne manque pas de régler en peu de nuits l'histoire imaginaire du sabbat. Voilà donc des sorciers achevés , que le pâtre a laits; et ils en feront un jour beaucoup d'autres, si, ayant l'imagination forte et vive, la crainte ne les empêche pas de conter de pareilles histoires (2).
Telle est, en effet, l'origine d'une multitude d'erreurs. Une fois écloses, elles se répètent, se systématisent , for-
(1) Le fait des onctions est ici très bien établi.
0) Malebranche, De la recherche de la véritr, t. I, liv. „ , chapitre der- nier, De l Imagination, édition Charpentier. Paris, i8/(3.
ft DES HALLUCINATIONS.
ment un corps de doctrines, de croyances qui s'introduisent dans les esprits avec les premières notions, soumettent à leur pouvoir les intelligences les plus remarquables , per- sistent pendant des siècles jusqu a ce que la raison, repre- nant ses droits, fasse rentrer l'imagination dans ses li- mites.
Quand des nations entières acceptent comme des faits accomplis les croyances erronées, que celles-ci sont ensei- gnées par les leçons, les livres, les tableaux, les sculptures, en un mot, par tout le milieu social environnant, elles con- stituent des erreurs générales auxquelles personne ne peut se soustraire sans l aide de la divinité. Les grands hommes qui apparaissent alors partagent jusqu'à un certain point les opinions, les préjugés de leurs contemporains ; mais ces fausses notions n'ont aucune influence sur leur conduite. Représentants d'une idée utile , nécessaire , son incarnation, si je puis m'exprimer ainsi, leur mission est toute provi- dentielle. Ils sont poussés par une force invincible à faire ce qu'ils font , et leurs entreprises attestent le développe- ment des plus hautes facultés de l'esprit humain.
Faisons l'application de ces principes au su jet de notre tra- vail, en nous aidant de quelques notions empruntées à la psychologie. Le monde extérieur nous déborde, il fait inva- sion par tous nos sens, il peuple notre cerveau de milliards d'images, qu'une émotion , une passion , une préoccupation, une maladie, peuvent reproduire à l'instant, avec toute leur variété et leur coloris. De là ce besoin que nous avons tous de nous repaître d'images. Ces réminiscences colorées qui nous impressionnent de deux manières différentes, sui- vant qu'elles nous paraissent réelles ou fausses, constituent le phénomène des hallucinations. Mais les sens ne sont pas les seules sources de nos idées ; il y en a qui viennent de l'àme,de Dieu: ce sont les idées générales; ces concep tions pures ne peuvent se fjgurci", elies n'entrent dans le
INTRODUCTION. 5
domaine des hallucinations que par un abus de l'abstrac- tion ; la forme sous laquelle elles se présentent n'est qu'un résultat de l'imperfection de notre nature; la spiritualité de l'homme n'en est aucunement intéressée.
Les signes sensibles formant les matériaux exclusifs des hallucinations, tout ce qui détermine une impression forte sur l'esprit peut, dans des circonstances données, pro- duire une image , un son , une odeur, etc. Ainsi, lorsqu'un homme s'est longtemps livré à des méditations profondes , il voit souvent la pensée qui l'absorbait se revêtir d'une forme matérielle; le travail intellectuel cessant, ia vision dispa- raît, et il se l'explique par les lois naturelles. Mais si cet homme vit à une époque où les apparitions d'esprits , de démons, dames, de fantômes, sont une croyance géné- rale, la vision devient une réalité, avec cette différence, que si son intelligence est saine , sa raison droite, cette ap- parition n'a aucun empire sur lui , et qu'il s'acquitte des devoirs de la vie sociale aussi bien que celui qui n'aurait pas d'hallucinations.
Cette remarque s'applique à plus forte raison aux hallu- cinations des hommes célèbres. Pour se soustraire aux croyances de leur temps., il eût fallu qu'ils eussent été d'une autre nature , surtout lorsqu'elles n'avaient rien de répréhensible. En les adoptant, ils partageaient une er- reur sociale; mais leurs entreprises, leurs actions, leurs doctrines étaient celles de philosophes , de moralistes, de bienfaiteurs de leurs semblables. Ils remplissaient une mis- sion nécessaire, et leur nom est inscrit ajuste titre parmi ceux dont se glorifie l'humanité.
Qui ne serait d'ailleurs frappé des différences extrêmes qui séparent ces hallucinés de ceux de nos jours? Les pre- miers, puissants, forts, logiques, se montrent pleins de grandeur dans leurs actes; ils sont les représentants d'une époque, d'un besoin , d'une idée; les autres, faibles, indécis,
<*) DES II.U.IJiCINATION.S.
rusés, ne sont l'expression d'aucun besoin , ne se proposent que des missions sans utilité, sans but. Les hallucinations des uns sont les conséquences du temps; elles n'ont au- cune influence sur leur raison , tandis que celles des autres proviennent de l'organisation malade de l'individu , et sont toujours plus ou moins compliquées de folie.
Lorsqu'on lit la vie d'un personnage illustre, il ne faut jamais perdre de vue qu'elle se compose d une histoire et d'une biographie. L'histoire, c'est la partie spirituelle ; la bio- graphie, la partie mortelle. Vouloir juger l'une sans l'autre, c'est se tromper et tromper les autres. Les enfantements du génie donnent lieu à des phénomènes qui sortent souvent de la voie commune; ce sont les matériaux bruts, la gangue, qui disparaissent sous le ciseau de l'ouvrier, pour ne laisser voir que le chef-d'œuvre ; ce sont, si l'on veut, les halluci- nations; mais elles n'ont point d'action sur les vérités en- seignées, et celles-ci subsistent avant comme après le pas- sage de celui qui s'en est fait l'interprète.
Ainsi l'hallucination, considérée dans son phénomène caractéristique , est la reproduction du signe matériel de l'idée. Chez le penseur , elle est le plus haut degré de ten- sion auquel puisse parvenir son esprit, une véritable extase. Dans les sociétés à convictions profondes, où l'imagination n'est point éclairée par la science, elle est le reflet des croyances générales ; mais, dans ces deux cas, elle n'apporte aucun obstacle au libre exercice de la raison. Aussi est-il incontestable que les hommes les plus célèbres ont pu avoir des hallucinations , sans que leur conduite ait offert le moindre symptôme d'aliénation.
Mais si nous protestons de toutes nos forces contre l'ac- cusation de folie adressée à ces intelligences d'élite, nous reconnaissons que les hallucinations, compliquées de perte de la raison , ont existé chez un certain nombre de person- nages historiques.
INTilOlHJCTlON. /
Le besoin de croire est un trait distinctif de notre espace. Quand il prend pour guides la loi et la raison , il conduit sans obstacle au but vers lequel nous tendons tous; mais s'il s'appuie exclusivement sur l'une ou sur l'autre, les plus graves erreurs peuvent en être les conséquences. La loi sans la raison mène directement à la superstition , et la raison sans la foi aboutit presque toujours à l'orgueil. Les hallucinations qui naîtront de ces deux sources d'erreurs seront aussi nombreuses et aussi variées que les idées, les occupations habituelles de l'individu. Le désir de connaître , sans règle , produira des monstruosités de toute espèce. Le besoin d'émotions, sans cesse excité, poussera les nations même éclairées dans les choses les plus absurdes, et as- surera toujours le triomphe passager des charlatans, jus- qu'à ce qu'une nouvelle émotion fasse abandonner celle pour laquelle on s'était passionné. Il serait impossible de vouloir donner un aperçu des hallucinations dues à ces deux causes; elles seront aussi multipliées que les combinaisons de la pensée, aussi diverses que les caractères.
Quelque grande que soit la part des fausses directions de l'esprit dans la production des hallucinations, on ne peut les ramener toutes à ce chef; il en est qui sont déterminées par des maladies, par l'introduction de certaines substan- ces dans l'économie, etc. Le phénomène primitif est toujours le même, mais la cause est différente. Aussi avons-nous jugé nécessaire d'en faire deux classes , celle des causes morales et celle des causes physiques. En traitant de l'étiologie et des hallucinations, considérées au point de vue de la psy- chologie , de l'histoire, de la morale et de la religion, nous entrerons dans les développements que réclame l'impor- tance de ce sujet.
Dans une question de cette nature, il est tout simple que l'on nous demande notre opinion sur les apparitions des livres saints. Il ne convient ni à nos principes ni à nos con-
a l>IS HALLUCINATIONS.
vidions if éluderla réponse. Nous admettons comme authen- tiques les récits de la Bible et de l'Évangile; nous croyons à l'intervention de la divinité dans l'établissement d'une reli- gion, dont le fondateur proclama sa mission par la destruc- tion du culte des faux dieux , par l'abolition de l'esclavage < t par la création de la famille.
Mais de même que nous avons établi, pour l'histoire pro- fane, qu'il y a eu des hallucinations compatibles avec la rai- son, parce qu'elles étaient le résultat des croyances géné- rales , et qu'il y en a eu d'autres, compliquées de folie , qui provenaient de l'organisation malade des individus ; de même aussi , nous croyons que plusieurs personnages re- ligieux ont eu des hallucinations qui étaient liées aux opi- nions , aux erreurs, aux préjugés du siècle , sans que leur raison en ait été influencée; et que d'autres, au contraire, ont été victimes de leur imagination en délire. C'est en ana- lysant les éléments d'une question qu'on se rapproche le plus possible de la vérité. Nos lois générales portent avec elles le sceau de notre faiblesse , car l'exception vient sans cesso se placer à côté d'elles.
Si Ton résume maintenant les points principaux de ce chapitre, on voit que le sentiment de l'inconnu auquel se rattachent ou d'où découlent le besoin de croire, l'amour du merveilleux, l'ardeur de connaître , la soif des émotions , provient lui-même de la violation des deux grandes lois qui président à la destinée humaine , la connaissance de Dieu
et de soi-même.
En abandonnant ce sentier des bonnes doctrines, de la saine philosophie, la raison, devenue incertaine, vacillante , laissa le champ libre à l'imagination , qui se plaît dans les paradoxes, les rêves, les chimères. Celle-ci , maîtresse du terrain , jeta dans la circulation des idées une multitude de conceptions fausses, qui, se systématisant plus tard, servi- rent de pâture aux générations nouvelles.
INTRODUCTION. 9
Mais l'idée, cet aliment de l'intelligence , ce lien mysté- rieux de lame et du corps, affecte l'homme de deux ma- nières, et par son signe sensible et par son essence. Une cause morale ou physique agit-elle assez fortement sur l'idée pour la rendre visible, comme dans le phénomène de l'hallucination, c'est l'image qui se produit, la conception pure ne tombe pas sous les sens. Ainsi, dans le dérangement des idées, l ame n'est jamais mise en cause; c'est l'organe seul qui souffre. L'instrument est vicié, la pensée qui le dirige est intacte; elle reste inactive, mais elle n'est jamais altérée; parfois même elle se fait jour à travers les obsta- cles , et prouve qu'elle a conservé toute son énergie , malgré son long repos. Dans la maladie, forcée d'agir sur une chi- mère, elle n'en continue pas moins ses opérations avec une régularité parfaite.
Lorsque l'oubli des principes fondamentaux a multiplié les notions fausses, infecté l'esprit de superstitions, d'er- reurs , devenues des croyances générales, ce sont les signes sensibles , par lesquels ces notions font impression sur nous, qui se montrent dans les hallucinations; comme dans les époques d'individualité , ce sont plutôt les formes en rapport avec les préoccupations habituelles de chacun qui se présentent aux yeux de l'esprit. Les effets déterminés par l'hallucination sont de deux ordres; ils n'onl pas d'in- fluence sur la raison , ou bien ils entraînent avec eux la folie. .
Enfin , tout en reconnaissant l'autorité de la raison , il ne faut pas oublier qu'elle est restreinte, et qu'on peut, par conséquent, lui commander de s'arrêter et de se soumettre: aussi, convaincu , comme Bossuet , que la religion ne saurait être soumise à son examen que jusqu'à un certain point, et dans des limites fixées (i), nous admettons l'authenticité
(i) Le principe religieu* et le principe philosophique diffèrent. Sépa- rés, ils ne se nuisent pas, et peuvent même se servir; réunis au même
,u »I»S HALLUCINATIONS.
des apparitions des livres saints , que nous séparons entiè- rement des hallucinations des personnages religieux , dues aux croyances générales , et compatibles avec la raison.
Ces préliminaires établis, nous allons faire connaître la disposition générale de notre travail.
La définition de l'hallucination devait précéder son his- toire ; c'est par elle que commence le livre. On a dit qu'il était plus logique de procéder par voie d'analyse et de syn- thèse; mais ce moyen exige de longs tâtonnements : nous préférons celui qui donne de suite une idée saine de la question.
Si l'hallucination eût été un fait simple, sa classification n'aurait pas exigé de grands développements; il s'en faut de beaucoup qu'il en soit ainsi. Cet état particulier de l'es- prit se présente sous une multitude d'aspects différents. Il existe avec la raison , il constitue une variété de la folie; souvent des transformations bizarres des sensations le mas-
titre pour former une même doctrine, ils se nuisent l'un à l'autre, parce qu'il est dans la nature de chacun d'eux d ■ régner souverainement et sans partage. Quand on a mis en évidence les inconvénients de la liberté en matière de foi, la philosophie, fondée par essence sur la liberté, n'en subsiste pas moins; mais elle subsiste à part, non contre l'église , mais en dehors.
On peut tracer des bornes à la raison humaine, et lui commander de s'arrêter et de se soumettre; mais la nier, et prétendre absolument que c'est une lueur trompeuse, c'est la condamner à périr avec son ennemi. Où est l'intelligence sans la raison , et la foi sans l'intelligence? Des hom- mes tels que Bossuet peuvent présenter un joug a la raison humaine; mais ils l'emploient elle-même à celte victoire. Ils peuvent dire que la raison est insuffisante ; mais ils ne peuvent ni la nier, ni s'en passer. Voici une parole profonde de saint Grégoire de Nazianze : « Nous aimons Dieu , parce que nous le connaissons; et nous l'adorons, parce que nous ne le compre- nons pas. n Bossuet, d'ailleurs, distinguait soigneusement les doctrines philosophiques qui sont hors de doute et utiles à la vie , de celles qui ne sont que d'opinion , et dont on dispute.
Ce passage, extrait de l'Introduction de M. Jules Simon aux œuvres phi- losophiques de Bossuet, édition Charpentier, Paris, 1 843 , s'adaptait trop à notre sujet pour que nous ne nous fissions pas un plaisir de le citer.
INTIiOlHÎCTION. 11
quenl entièrement. Presque toujours il accompagne l'alié- nation dont il n'est alors qu'un symptôme. Il existe dans le cauchemar, les rêves, l'extase. Certaines maladies ner- veuses, telles que l'e'pilepsie, l'hystérie, l'hypochondrie, en sont aussi souvent compliquées; enfin, on l'observe encore dans plusieurs affections inflammatoires, aiguës, chro- niques et autres. Cette multiplicité de formes nous a fait établir dix sections.
La -première est consacrée aux hallucinations compatir bles avec la raison. Les faits cités à l'appui établissent d'une manière incontestable que la reproduction des images cé- rébrales peut avoir lieu sans dérangement des facultés in- tellectuelles ; ils nous serviront plus tard à expliquer les hallucinations des hommes célèbres qu'on a faussement accusés de folie.
La seconde section comprend les hallucinations simples, mais marquées du sceau de l'aliénation. Les individus sont persuadés qu'il voient, entendent , sentent , goûtent, pal- pent des choses qui ne tombent sous les sens d'aucun de ceux qui Jes entourent. * Ces fausses sensations existent même en l'absence des sens. Ainsi des aveugles disent qu'ils aperçoivent des anges , des diables. Des sourds ra- content les conversations qu'ils viennent d'avoir. Les hal- lucinations peuvent être isoléesj, combinées plusieurs en- semble; elles peuvent affecter tous les sens.
Dans la troisième section sont réunies les hallucinations qui se compliquent d'une autre erreur des sens à laquelle on donne le nom d'illusion. Dans le premier cas, la vision avait lieu sans objet; dans le second, elle est toujours produite par un corps existant, mais qui donne une impression dif- férente de la réalité; un homme devient une femme, une pièce de bois un monstre affreux. Les illusions se montrent quelquefois d'une manière épidémique; les exemples de ces épidémies ne sont pas rares dans l'histoire. Chaque sens
l-i DES HALLUCINATIONS.
peut être le siège des illusions , tous peuvent les présenter à la fois. Dans plus dune circonstance, les illusions ont en- traîné des actes nuisibles, dangereux.
Les hallucinations sont surtout fréquentes dans la folie; la quatrième section renferme celles qu'on observe dans la monomanie et les autres variétés de l'aliénation. Les formes de ce délire, qui offrent le plus souvent cette complication, sont la lypéinanie, le delirium tremens , la démonornanie, l'érotomanie, la nostalgie, etc. Une variété de la démono- rnanie a joué autrefois un grand rôle ; les malades qui en étaient atteints s'imaginaient avoir des rapports avec les démons qu'on appelait Incubes et Succubes. A cette section se rattachent aussi les hallucinations qui se manifestent avec la stupidité. Confondue avec l'imbécillité , classée suc- cessivement dans plusieurs genres de la folie, il est hors de doute que cet état présente presque toujours des erreurs des sens dont l'existence n'est constatée qu'après la gué- rison des malades, et qui rendent très bien compte d'une foule d'actes inexplicables et dont on ne peut par cela même attribuer la cause qu'aux hallucinations.
La quatrième section comprend encore les hallucinations qui accompagnent la manie. Leur fréquence est presque aussi grande que dans la monomanie, mais il est souvent fort difficile de les reconnaître, parce que les maniaques pas- sent souvent d'un objet à un autre, ne peuvent être fixés, ré- pondent avec volubilité et ne prêtent aucune attention aux questions qu'on leur adresse. Il est une variété de la manie, celle des femmes en couche, qui offre aussi ce symptôme dans un certain nombre de cas. Nous avons constaté, con- trairement à l'opinion reçue, que les hallucinations étaient beaucoup plus communes clans la démence qu'on ne le croyait généralement, ce qu'il nuit attribuer à ce que ce genre de folie peut rester longtemps aux types monoma- niaque, maniaque. Un fait plus rare], mais que nous avons
1NTU0DUCT10N.
également noté, c'est la persistance de ce symptôme dans la dernière période de la paralysie générale. Il est probable que les hallucinations existent dans quelques degrés de 1 imbécillité.
Les hallucinations qui se manifestent dans le delirium tremens , l'ivresse , après l'ingestion des substances narco- tiques , vénéneuses , font l'objet de la cinquième section; mais nous avons cru devoir séparer de l'aliénation mentale les hal- lucinations qui, liées à Faction de ces substances, ne se mon- trent réellement pas avec les caractères de la folie, et nous avons préféré en parler à l'article étiologie. Le delirium tremens, ainsi que les folies ébrieuses, ont une grande in- fluence surla conduite; nouslesavons examinés sousletriple rapport de la morale , de la médecine et de la loi.
Dans la sixième section sont comprises les hallucinations qui compliquent assez fréquemment la catalepsie, Tépi- lepsie, l'hystérie, l'hypochondrie, etc.
Les hallucinations du cauchemar et des rêves constituent la septième section. Il est évident que le cauchemar a des points de contact avec la folie, et qu'on l'observe dans cet état. Il en est de même des rêves qui offrent beaucoup d'a- nalogie avec les hallucinations. L'étude physiologique des rêves nous a offert des particularités intéressantes; c'est ainsi, par exemple, que les pressentiments nous ont paru s'expliquer, dans la plupart des cas , par les hallucinations. Un fait d'hallucination nocturne qui trouvait naturellement sa place dans cette section, pourra jeter quelque jour sur des actes souvent inexplicables. Enfin nous avons montré que les hallucinations nocturnes avaient quelquefois régné d'une manière épidémique.
Il est un état singulier de l'esprit, connu sous le nom d'extase, dont les phénomènes ont appelé à juste titre les recherches des observateurs. Les hallucinations qui en sont un des caractères distiuctifs nous l'ont fait ranger dans une
14 DES HÀLïiUClWATI6NS.
huitième section. La concentration prolongée de la pensée sur un objet finit par déterminer un état extatique du cer- veau dans Lequel l'image de l'objet ne tarde pas à se produire et à affecter l'esprit, comme si elle était réellement perçue par les yeux du corps. C'est à cette disposition mentale qu'il fout rapporter les visions d'hommes célèbres. Leurs hallu- cinations n'avaient souvent aucune influence sur leur rai- son, surtout lorsqu'elles se liaient aux croyances générales de l'époque et qu elles avaient lieu pendant l'extase que nous avons appelée physiologique. On a plusieurs fois noté l'ex- tase chez les enfants; on l'a vue se montrer dans la catalep- sie, l'hystérie, le mysticisme déréglé et l'aliénation mentale.
Certains phénomènes particuliers, tels que la prévision , la clairvoyance , la seconde vue. le magnétisme , le som- nambulisme, nous paraissent le plus ordinairement dus à l'extase. L'impression du froid donne aussi lieu à cet état nerveux. L'extase a été observée dans tous les temps , et dernièrement encore elle s'est montrée chez plusieurs mil- liers de personnes en Suède. Les hallucinations observées dans ces divers états nerveux et dans le somnambulisme en particulier peuvent donner lieu à des actes qui entraî- nent une grave responsabilité.
La neuvième section de la classification comprend ies hallucinations qui compliquent assez souvent les maladies fébriles, inflammatoires aiguës, chroniques et autres, cer- tains états atmosphériques. Parmi celles où ce symptôme a été le plus souvent constaté, nous citerons le délire aigu, qu'on a observé dans ies établissements d'aliénés, la lièvre, les maladies cérébrales, les inflammations parenehyma- teuses, le typhus et les fièvres typhoïdes, les fièvres inter- mittentes, la goutte, la chlorose, la pellagre, les maladies hectiques, la syncope, l'asphyxie , la léthargie, la convales- cence, etc. Les influences atmosphériques paraissent avoir plusieurs fois occasionné ce symptôme.
INTRODUCTION. 15
Enfin dans la dernière section nous avons réuni les hal- lucinations et les illusions épidémiques dont il a déjà été parlé ailleurs.
Tel est le cadre dans lequel nous avons fait entrer tous les faits d hallucinations qui nous étaient connus; quelque considérable qu'il soit, nous croyons l avoir disposé de telle sorte qu' on pourra facilement en saisir l'ensemble.
Les divisions nombreuses que nous avons établies ont dù taire pressentir que les hallucinations avaient des causes différentes. Les deux grandes catégories morales et phy- siques indiquées au commencement de ce chapitre sont des points de repère auxquels aboutissent une multitude de causes secondaires. Comme dans l'aliénation mentale, les idées dominantes ont une grande influence sur les halluci- nations ; ainsi, lorsque régnèrent la démonologie, la sorcel- lerie, la magie, la lycanthropie, le vampirisme, les hommes virent partout des diables , des sorciers , des songes , des vampires, etc. Avec les diverses civilisations, les halluci- nations varièrent également; chez les Grecs, elles se mon- trèrent sous la forme de pans, de faunes, de naïades; chez les Romains, elles prirent l'aspect, de génies; au moyen-âge elles se manifestèrent sous la forme (langes, de saints, de diables. A n ;tre époque , toutes les combinaisons possibles de la pensée en formeront la base. L rsque les caus' s phy- siques donneront lieu aux hallucinations, celles-ci se rappor- terontplusou moins à chacune d'elles, mais comme elles ont déjà été énoncées dans plusieurs des sections précédentes, nous nous abstiendrons de les reproduire.
A proprement parler, il n'a été question dans le paragra- phe précédent que des causes secondaires des hallucinations ; il convenait de les étudier d'un point de vue plus élevé, et c'estce que nous avons cherché à faire en les examinant dans un chapitre spécial sous les rapports psychologiques, histo- riques, moraux etreligieux. Dans la première partie de ce cha-
1G Dl.s H AU, U Cl l\ AT io N.S .
pitre, nous avons essayé de faire voir que Ja eause première des hallucinations devait être cherchée dans la violation de quelques grands principes, dans la mauvaise direction dos idées et par suite dans Ja reproduction anormale de leurs signes sensibles; Après être entré dansdes considérations plus étendues sur la nature des idées, surleur division, sur les principales opérations de L'esprit qui sont mises en jeu dans les hallucinations, nous avons montré que celles-ci devaient souvent être considérées comme un fait presque normal , ce que nous avions déjà indiqué en parlant de l'extase physiolo- gique. Cette manière de concevoir l'hallucination nous a permis d'expliquer comment tant d'hommes célèbres ont pu en être atteints sans être pour cela aliénés. Les exemples de Loyola, de Luther, de Jeanne d'Arc, se sont offerts d'eux- mêmes comme des démonstrations décisives en faveur de cette opinion.
Tous nos arguments ont surtout eu pour but de prouver que ces personnages célèbres étaient la personnification d'une époque, d'une idée, qu'ils remplissaient une mission utile, nécessaire , et que leurs hallucinations n'avaient aucun rapport avec celles que l'on observe aujourd'hui. C'est éga- lement dans ce chapitre que nous avons cherché à établir une ligne de démarcation tranchée entre les apparitions de l'Écriture sainte, les hallucinations de l'histoire profané et même de beaucoup de personnages chrétiens. Si notre ju- gement ne nous trompe pas, la doctrine des hallucinations a été présentée par nous d'une manière beaucoup plus complète qu'elle ne l'avait été jusqu'alors, et nous aimons à croire que tous les honnêtes gens qui admettent l'utilité de la religion, qui pensent qu'elle doit être respectée, ho- norée, nous sauront gré de nos faibles efforts. Quant à ceux qui rangent les croyances chrétiennes au nombre des er- reurs, nous ne les jugeons pas; mais si notre opinion doit nous valoir leur blâme, nous le préférons à une approba-
INTRODUCTION» ^
tion qui serait due à ces capitulations de conscience mal- heureusement trop communes.
La monographie des hallucinations eût été incomplète, si nous eussions passé sous silence les symptômes. Nous les avons d'abord étudiés dans leurs caractères généraux, puis nous avons successivement passé en revue ceux qui sont propres à chaque sens.
Les recherches entreprises sur les lésions caractéristiques de la folie ne nous faisaient rien présager de satisfaisant pour l'hallucination ; aussi partageons-nous sur ce pointropinion de la grande majorité des médecins , qui pensent que l'ana- tomie pathologique des hallucinations est encore à faire. Si, dans ce cas, des altérations ont été trouvées, elles étaient de simples coïncidences, des effets, et ont d'ailleurs man- qué aussi souvent quelles ont varié.
La marche, la durée, le diagnostic et le pronostic des hallucinations nous ont offert des considérations sur les- quelles nous avons insisté suivant leur valeur.
Jusqu'à ces derniers temps, le traitement des halluci- nations avait été complètement nul. M. Leuret, en protes- tant contre cette erreur, a prouvé que les hallucinés , con- venablement dirigés, pouvaient guérir. 11 a eu le mérite d'avoir appelé l'attention des praticiens sur ce point et établi des préceptes qui, quoique très controversés , ont été appliqués avec succès dans plusieurs cas. Tout en rendant justice au talent de ce médecin, nous avons dû restreindre l'emploi de sa méthode , tandis que nous justifions par des faits le traitement que nous proposons et qui nous paraît d une application beaucoup plus générale.
Notre tâche n'aurait point été suffisamment remplie si nous eussions négligé l'examen des hallucinations dans leurs rapports avec les institutions civiles et criminelles. Il est prouvé, par une multitude d'exemples que les halluci- nés peuvent, sous l'influence de leurs lausses sensations,
18 DES HALLUCINATIONS. INTRODUCTION.
côttftïl étire des actions répréhensibles , dangereuses, des crimes même. Ce fait, mis hors de doute dans le cours de ce travail, a été confirme par de nouveaux exemples. Il était dès lors important d'établir des caractères qui pussent servir à constater cet état, qui empêchassent de le con- fondre avec la simulation; ces caractères, nous les avons trouvés dans l'enquête, l'interrogatoire, les écrits et l'ob- servation prolongée des individus; aussi pensons-nous que les magistrats, comme les médecins, possèdent des moyens de distinguer les criminels des hallucinés. La question de la séquestration, déjà agitée en parlant du traitement, a été l'objet de nouvelles considérations. Utile dans un grand nombre de cas, surtout lorsque les malades sont dange- reux , elle ne pourrait être prononcée dans d'autres, sans de graves inconvénients pour les personnes. Enfin nous avons terminé ce chapitre, dont nous n'avons indiqué que quel- ques points principaux, en montrant que la faculté de tester pouvait encore s'exercer dans le casd'hallucinations, pourvu quelles n'eussent aucune influence sur les actes de l'indi- vidu; mais nous avons fait voir qu'il n'en était plus ainsi lorsqu'elles avaient amené une perversion dans les qualités affectives des hallucinés, comme serait, par exemple, la croyance qu'un proche parent a la figure d'un diable, qu'il se sert de l'électricité pour empoisonner les aliments, lancer. des odeurs infectes, causer des tourments, etc
Dans la composition d'un ouvrage de cette nature, l'au- teur devait chercher à exciter l'intérêt en instruisant; l'ave- nir nous apprendra si ces deux conditions ont été rem- plies.
HALLUCINATIONS. — DÉFINITION ÈT DIVISION.
10
CHAPITRE PREMIER.
DÉFINITION ET DIVISION DES HALLUCINATIONS.
Importance de l'étude des hallucinations. — Définition des auteurs. — Ex- posé des principales classifications. — Caractères de celle de l'auteur. — Celte classification comprend dix sections.
Il n'est point dans l'histoire psychologique de l'homme de question plus curieuse que celle des hallucinations. Voir ce qu'aucun œil ne contemple, entendre ce qu'aucune oreille ne perçoit, être convaincu de la réalité de sensations qui ne trouvent que des incrédules, n'y a-t-il pas là matière à des recherches pleines d'intérêt ? Inscrite dans les annales de tous les peuples , et dans la vie de la plupart des personna- ges célèbres, l'hallucination , mise au nombre des croyances pendant une longue suite de siècles, se trouve sans doute bien restreinte par les progrès de la science ; mais telle qu'elle est encore aujourd'hui, sa part dans une foule de phénomènes psychologiques, son intervention dans beaucoup de mala- dies et en particulier dans les affections mentales, donnent à son étude un haut degré d'importance.
Qu'est-ce que l'hallucination? Comment doit-on la défi- nir? Se présente-t-elle à l'état de simplicité, ou se comph- que-t-elle d'autres états morbides? Telles sont les diffé- rentes questions par lesquelles nous allons commencer notre travail.
La définition des hallucinations ne parait point remonter à une époque très éloignée. Arnold est, selon nous , le pre-
20 DES HALLUCINATIONS,
mier qui L'ait donnée d'une manière presque complète. La folie idéale, dit-il, est l'état intellectuel d'une personne qui croit voir ou entendre ce que les autres ne voient ni n'en- tendent, qui s'imagine converser avec des êtres , apercevoir des choses qui ne tombent pas sous les sens, ou qui n'exis- tent pas au dehors tels quelle les conçoit ; ou bien encore lorsqu'elle aperçoit les objets extérieurs dans leur réalité, elle a des idées fausses et absurdes de sa propre forme et des autres qualités sensibles (i).
Il est impossible de ne pas trouver clans cette définition , à la vérité un peu longue, la distinction «les hallucinations et des illusions, ainsi que les erreurs de personnalité.
Al. Crichton , qui écrivait presque à la même époque , dé- finit l'hallucination une erreur de l'esprit, dans laquelle les idées sont prises pour des réalités , et les objets réels sont faussement représentés sans qu'il existe un dérangement général des facultés intellectuelles (2).
Par le mot hallucination , Ferriar comprend toutes les impressions trompeuses, depuis la mouche qui voltige de- vant les yeux jusqu'au spectre effrayant (3).
Suivant Hibbert, les hallucinations ne sont autre chose que des idées et des souvenirs dont la vivacité l'emporte sur les impressions actuelles (4).
Fsquirol , qui le premier en France a donné au mot hal- lucination un sens précis , et l'a appliqué à des phénomènes qui ne dépendent ni d'une lésion locale des sens, m de
(,) Arnold , Observations on thfl nnture , kinds , causes and prévention of insanity. Tvvo vol. in-8\ 2e édition. London , 1806. - La l« en
'7(028) Alex. Cricnton, An inquiry intothe nature and origin of mental de- rangement. London, 1798.
(3) John Ferriar, An Lssay touards a Theory of anpannon; , p. <p. Lon-
don . 1 8 1 3. „ . -i
(4) Samuel ËHAert, Sketch* of .he philosophy ol appantums, ». édt- tion , p. 1 . London , 1 825.
DÉFINITION ET DIVISION. 21
l'association vicieuse des idées, ni d'un effet de l'imagina- tion , mais uniquement d'une lésion particulière et encore inconnue du cerveau , définit l'hallucination un phénomène cérébral ou psychique , s 'accomplissant indépendamment des sens, et consistant en des sensations externes que le malade croit éprouver, bien qu'aucun agent extérieur n'a- gisse matériellement sur ses sens. Dans un aulre endroit de son livre, il dit : Les prétendues sensations des halluci- nés sont des images, des idées, reproduites par la mémoire, associées par l'imagination , et personnifiées par l'habitude.
Cette seconde définition a été fortement attaquée , comme n'étant ni logique ni conforme aux laits: nous ne reprodui- rons pas les critiques dont elle a été l'objet ; mais nous pen- sons qu'elle est plus brillante qu'exacte.
Suivant M. Calmeil, les hallucinations sont des idées que l'homme convertit en impressions matérielles , et qu'il rap- porte à une action des sens extérieurs , quoique le sys- tème nerveux de la périphérie soit dans un état purement passif. Mais ce médecin va plus loin , puisqu'il admet que le système nerveux périphérique peut être le point de départ des hallucinations les plus variées, et probablement les plus nombreuses. M. Calmeil réunit les hallucinations et les illusions.
M. Lélut considère l'hallucination comme un phéno- mène intermédiaire à la sensation et à la conception ; ce phénomène est pour lui une transformation spontanée de la pensée en sensations le plus souvent externes.
M. Blaud a attaqué cette définition , en faisant remarquer que 1 hallucination ne saurait être une transformation de la pensée, puisque la pensée , immatérielle par sa nature , n'a point de forme , ne peut par conséquent se transformer, et devenir matérielle comme la sensation , considérée dans l'impulsion qui la produit (i).
(0 Blaud, Note pour servir à l'histoire des hallucinations. Revue médi- cale , juin 1842.
22 ni:.S HAM.UCINATIONS.
Entre la sensation et la conception , dit M. Lenret , il y a un phénomène intermédiaire que les médecins ont appelé hallucination. Ij'hallucination ressemble à la sensation, en ce qu'elle donne , connue la sensation , l'idée d'un corps agis- sant actuellement sur les organes ; elle en diffère en ce qu'elle existe sans objet extérieur. Elle est créatrice comme la conception ; mais ce ne sont pas des idées qu'elle produit, ce sont des images; images qui ont pour l'halluciné la même valeur que les objets (1).
Enfin M. Aubanel, qui a publié un des plus récents tra- vaux sur les hallucinations, regarde l'hallucination comme une forme ou une variété d'aliénation mentale dans laquelle un homme transforme en sensations les conceptions déli- rantes de son esprit, ou qui, en vertu de ces mêmes concep- tions , dénature les seusations réelles en les assimilant aux idées de son délire.
Pour nous , nous fondant sur la symptomatologie des hallucinations et des illusions, nous définirons l'hallu- cination , la perception des signes sensibles de l'idée ; et l'illusion , l'appréciation fausse de sensations réelles. Lors- que nous considérerons ce phénomène au point de vue de la psychologie, nous expliquerons notre pensée en éta- blissant que le caractère spirituel de l'idée, son essence ne fait jamais partie de l'hallucination , que le signe sensible en forme seul la base.
La division des hallucinations devrait reposer sur une étude préalable et approfondie de leur état de simplicité et de complication ; mais ce procédé, convenable pour la mé- thode , aurait de graves inconvénients pour l'intelligence de ce mémoire ; le lecteur ne saisirait point à la première vue l'ensemble du plan, son esprit se perdrait dans les détails, et il en résulterait une impression pénible qui pourrait
(i) Leuret, Fragments psychologiques sur la folie, p. i33. Paris, i834«
DÉFINITION ET DIVISION. 23
rendre nuls tous nos efforts. C'est parce que nous avons cette conviction que nous allons tracer dès à présent notre classification, après avoir fait connaître les divisions les plus généralement adoptées.
Esquirol n'admet que des hallucinations mentales, céré- bralesouidiopathiques. M. Calmeil dit qu'en théorie on peut supposer qu'il existe des hallucinations symptomatiques , et que le système nerveux périphérique est le point de départ des hallucinations les plus variées et peut-être les plus nom- breuses. Mais soit que Ton s'appuie sur les théories de Gapron, soit que Ton s'étaie de celle de Meyer, les sensa- tions apportées par les extrémités sentantes qui viennent des nerfs, de la vue, de l'ouïe, du goût, de l'odorat, du toucher externe et viscéral, de la moelle épinière, im- priment seulement un ébranlement au cerveau, et il faut l'action de cet organe pour constituer les opérations de l'hal- lucination,
M. Leuret a divisé les hallucinations en celles qui ont lieu pendant la veille et en celles qui ont lieu pendant le sommeil, et que l'on désigne le plus ordinairement sous le nom de visions, tl comprend dans les hallucinations du sommeil les incubes et les succubes.
M. Aubanel, qui ne fait qu'une classe des hallucinations et des illusions, a proposé la division suivante: i° Les hal- lucinés ont pleine conscience des phénomènes qu'ils éprou- vent, ils les attribuent eux-mêmes à un jeu de l'esprit, à leur imagination malade; l'intelligence est parfaitement in- tacte, quelquefois même plus développée.
2° Les hallucinés ne reconnaissent pas que leurs fausses sensations puissent se former sans l'intervention des or- ganes des sens; toutefois Us se gardent bien de subordon- ner leurs actes aux phénomènes qui les affectent.
3° Les hallucinés croient à l'intervention de leurs sens et à la réalité des impressions extérieures qui leur arrivent (M. Aubanel réunit les illusions aux hallucinations).
2/| DES HALLUCINATIONS.
Ces distinctions né s'appliquent qu'aux hallucinations isolées.
Relativement aux hallucinations compliquant l'aliéna- tion mentale, M. Aubanel distingue une monomank sen- soriale clans laquelle « les hallucinations se rapportent toujours à une série régulière d'idées , et n'ont dans leur ma- nifestation ni le désordre ni l'incohérence qu'on trouve ch< •:/. les fous, et une manie sensoriale » constituée par des hallu- cinations nombreuses et variées, lucides quelquefois, con- fuses le plus souvent, ayant toutes pour caractère commun d 'être folles par elles-mêmes , c'est-à-dire incohérentes et dés- ordonnées comme sont les actes et les paroles dans le délire de la manie.
Le docteur Paterson , profitant des travaux de Ferriar, d'Hibbert, d'Abercrombie et des siens, commence par divi- ser les hallucinations en deux grandes sections, i° celles de la veille , ia celles des rêves, puis il propose une classifica- tion nouvelle, la plus complète qui ait été publiée en Angle- terre; elle se compose des sept groupes suivants:
i° L'hallucination, dans sa forme la plus simple, com- prend les images des objets dont s'occupe l'esprit et qui deviennent visibles pour l'individu , à l'exclusion tempo- raire des objets extérieurs Chacun connaît les distractions, les rêveries, les châteaux en Espagne, les pensées mélanco- liques et vaporeuses qui nous rendent complètement étran- gers au monde : eh bien ! ces différents états, ces préoccupa- tions de l'esprit, ces rêves tout éveillés , lorsque l'illusion est complète, sont des exemples d'hallucinations véritables et au premier degré.
Dans \e deuxième groupe, l'esprit fortement occupé d'un objet, d'une personne ou d'une série particulière d'idées, transforme une draperie, un effet de lumière ou d'om- bre, etc., en l'un des différents sujets qui avaient vive- ment fixé son attention.
DÉFINITION ET DIVISION. ^3
Dans le troisième groupe viennent se ranger les hallucina- tions de l'œil et des autres sens, dont les auteurs ont cite un grand nombre d observations , et auxquelles on doit rapporter l'origine de plusieurs croyances superstitieuses.
Le quatrième groupe renferme les hallucinations qui sont déterminées par un trouble de la circulation cérébrale avant ou pendant l'hystérie, l'épilepsie, l'hypochondrie , la goutte et autres affections non fébriles. Le dérangement de la circulation ne suffit pas pour expliquer dans ce cas les hallucinations ; plusieurs maladies , la goutte entre autres , ne nous paraissent pas convenablement placées dans cette section.
Dans le cinquième groupe se placent les hallucinations du delirium tremens et des boissons narcotiques.
La sixième classe embrasse les hallucinations par la fièvre et les affections inflammatoires.
Le septième et dernier groupe contient les hallucinations des aliénés, sujet excessivement vaste , et qui forme comme le dernier anneau de la chaîne.
A l'imitation de la plupart des auteurs qui l'ont pré- cédés , M. Paterson réunit les hallucinations et les illu- sions.
Quoique la division du médecin anglais nous paraisse plus complète qu'aucune de celles qu'on trouve dans les écri- vains modernes , nous ne croyons pas qu'elle soit la repré- senlation exacte de tous les faits observés.
La classification que nous allons faire connaîre pré- sente les hallucinations sous un point de vue beau- coup plus étendu. Nous distinguons les hallucinations des illusions, quoiqu' elles se touchent à chaque instant, parce (pie leur point de départ est entièrement diffé- rent; mais après avoir donné les caractères qui les diffé- rencient , en décrivant les hallucinations , nous indiquons ce qu'il est important de savoir sur les illusions , ces deux
re section. Hallucinations com-
2(i DES HAIXl IIIN AXIONS.
aberrations de l'esprit ne pouvant, dans un grand nombre de circonstances, être isolées. Lu même remarque s'ap- plique à la division des hallucinations en idiopathiques et en symptomatiques; utile pour la science, elle ne saurait être rigoureusement maintenue dans une histoire des hallucina- lions.
Ces distinctions établies, nous partageons les hallucina- tions en dix sections, indiquées par le tableau suivant, mais qui, à raison de l'importance de plusieurs d'entre elles, forment d'autres subdivisions,
de la vue. de l'ouïe.
patibles avec la i L „ .
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raison. . . . (comprenant les K
i 0 Rectifiées par l'en- [ hallucinations^ U ^°
-, i I du touchei'.
] [ de tous les
/ \ sens(i).
2e section. Hallucinations simples, toiles par elles-mêmes, mais sans complication de monomanie, de ma- nie , de démence , etc. 3e section. Hallucinations dans leurs rapports avec les illu- sions.
4e section. Hallucinations composées, Colles par elles-mêmes, existant ,
i° avec la monomanie;
2° — la stupidité;
3° — la manie;
4° — la démence ;
r)0 — l'imbécillité. 5e section. Hallucinations avec le delirium tremens , l'ivresse
et les substances narcotiques, vénéneuses. 6e section. Hallucinations avec les maladies nerveuses les
tendement. i° Non rectifiées.
(i) Cette se. us-division s'nppplique aux autres sections.
DEFINITION KT DIVISION. 27
plus fréquentes, mais sans complication derno- nomanie , de manie , de démence ; i° avec la catalepsie ; 2° — Fépilepsie; 3<> — l'hystérie; 4° — l'hypochondrie ; 5° — la rage. 7e section. Hallucinations avec le cauchemar et les rêves. 8e section. Hallucinations avec l'extase.
9e section. Hallucinations avec les maladies fébriles , inflam- matoires , aiguës , chroniques et autres affec- tions , avec certains états atmosphériques ; i° avec le délire aigu ;
2° — |
la fièvre ; |
3° — |
les maladies cérébrales ; |
4° — |
les inflammations parenchymateuses ; |
5° — |
la fièvre typhoïde ; |
6° — |
les fièvres intermittentes ; |
7° - |
la goutte , la chlorose , la pellagre , etc. ; |
8° — |
les derniers périodes des maladies hec- |
tiques ; |
|
9° ~ |
la syncope, l'asphyxie, la léthargie, la |
convalescence , etc. ; |
|
10° — |
les influences atmosphériques , etc. |
i ic et dernière section. Hallucinations épidémiques (i).
La subdivision que nous venons d'établir nous paraissant comprendre toutes les hallucinations connues, il est évident que lorsque nous en aurons terminé l'examen , nous aurons pardevers nous les matériaux à l'aide desquels nous pour- rons étudier leurs symptômes, leurs causes, leurs lésions ,
(i) Les épidémies d'hallucinations et d'illusions se trouvant indiquées clans les chapitres auxquels elles avaient plus spécialement rapport, nous ne leur consacrerons point d'article spécial, ce qui serait un double em- ploi.
1* DES HALLUCINATIONS. — DEFINITION ET DIVISION.
leur pronotic, leur diagnostic et leur traitement. Choisir les faits les plus authentiques, les plus propres à établir la doctrine des hallucinations , eu évitant de les entasser par pyramides, comme tant d'auteurs modernes; recourir à notre expérience, tout en mettant à contribution celle des savants étrangers et nationaux; telles sont les règles qui vont nous guider dans nos recherches sur un sujet qui touche à la médecine, à la philosophie, à l'histoire , à la morale, à la religion , et qui est, sans contredit, le plus in- téressant de la pathologie mentale.
CHAPITRE II.
DES HALLUCINATIONS COMPATIBLES AVEC LA 1ÏA1SON.
i* Hallucinations reconnues, spontanées, éphémères, prolongées ; 2° hal- lucinations non reconnues. — Causes de ces hallucinations. — Leur importance. — Résumé.
Mille faits physiques et moraux prouvent que l'hal- lucination (i) n'est pas toujours un symptôme de folie. En effet, elle peut être déterminée par une erreur d'optique, par une forte préoccupation de l'esprit, par une disposition maladive du corps, sans qu'il y ait, dans ces cas, trouble de la raison ; ce qui la caractérise , ce qui la différencie des autres espèces , c'est que celui qui l'éprouve peut contrôler ses idées, en changer le cours , les comparer, et reconnaître ia fausseté de sa sensation. Enfin, lorsque Thallucination n'est pas reconnue, elle est regardée comme un fait excep-
(i) Nos remarques s'appliquent également aux illusions.
DES llALLUCINATIOiN.S COMPATIBLES AVEC LA ItAlSON. 29
tionnel, extraordinaire, mais qui n'exerce aucun empire sur la conduite.
Brewster, dans ses lettres sur la magie naturelle (i) , a rapporté une expérience de Newton qui montre que chacun peut faire naître à son gré des hallucinations. Ce grand phy- sicien, après avoir fixé le soleil dans un glace, dirigea sa vue par Jiasard sur une partie obscure de l'appartement; il fut fort surpris de voir le spectre solaire se reproduire et se montrer peu à peu avec des couleurs aussi vives et aussi brillantes que le soleil lui-même. L'hallucination avait lieu aussi souvent qu'il portait ses regards vers l'en- droit sombre.
Paterson fait observer que le même phénomène a lieu quand on fixe une croisée très éclairée et qu'on regarde ensuite la muraille; l'image de la croisée, avec ses carreaux et ses barres, ne tarde pas à se dessiner devant vous (2). A ces deux faits on pourrait joindre ceux des individus qui , en concentrant fortement leur attention sur un paysage, une montagne qu'ils ont rencontrés dans leurs voyages, les voient se reproduire devant eux avec une extrême fidélité.
Maisil ya un phénomène psychologique que tout le monde a observé et qui montre avec quelle facilité l'hallucination peut se produire. Emporté par ces rêves éveillés , ces châ- teaux en Espagne qui nous sont si familiers et qui substi- tuent les plus douces illusions aux tristes réalités de la vie, nos pensées s'illuminent, les chimères prennent un corps, et nous voyons devant nous, sous des formes sensibles, tous les objets de nos désirs. Quel est l'homme, par exemple, qui n'a cent fois contemplé la figure de celle qu'il chérissait, ou, s il aimait la gloire, qui n'a distinctement perçu le bruit
f 1) Sir David Brewster, Letlers on nnlnral nSagïC,p. 32. Lomlon , i83a. (2) Paterson , The Edinlnngli médical and surgicalJournal , n° CLIV, janu 2 , i843.
Xm HALLUCINATIONS
des clairons, les cris des combal.iants? Cas exemples , bfte je prends au hasard, ne sont-ils pas des preuves décisives que nous sommes à chaque instant dupes de notre imagi- nation?
L'hallucination pouvant ainsi être évoquée à volonté, on concevra qu'elle se montre d'une manière instantanée.
Obs. i. — Frédéric W. , âgé de a5 ans, né dans un vil- lage près de Mayence , était employé dans une brasserie à Strasbourg, lorsqu'il quitta cette ville en t 835 pour se rendre à Saint-Etienne; il se sépara alors d'une jeune personne qu'il avait connue, mais à laquelle il n'était que faiblement atta- ché. Depuis deux mois il habitait Saint-Étienne, lorsqu'une nuit il entend marcher autour de son lit et sent quelque chose qui semble passer par-dessus la couverture; le len- demain, à la même heure, même bruit, mais alors il entend distinctement ces mots: « Ah! je t'ai donc trouvé ! » Il recon- naît la voix de la personne laissée à Strasbourg.
Depuis lors cette voix le poursuit partout; elle lui de- mande de l'argent, lui parle de mariage et le menace du diable s'il ne se rend à ses instances; enfin elle l'obsède tellement, qu'il ne peut plus ni travailler ni dormir. Il consulte un médecin de Saint-Etienne, qui |Ie saigne et le met à l'usage des boissons délayantes. Ce traitement n'ayant point amélioré son état, il se rend à Lyon et entre à l'hospice de l'Antiquaille le ier octobre 1 835.
Le lendemain de son entrée, il nous donne lui-même, avec calme et précision , les détails que nous venons de rapporter, et répond avec justesse à toutes les questions que nous lui adressons.
H ne voit pas la femme qui lui parle-, mais il entend très distinctement sa voix ; il ne se passe pas d'heures qu'elle ne lui adresse la parole. Lorsqu'on lui dit de 1 écouler , il penche la tète à gauche et ne tarde pas à l'entendre; il répète alors mot pour mot ce qu'elle lui dit.
COMPATIMES AVEC LA HAlSON. 31
Cet homme jouit de toute sa raison, il sent fort bien que la femme dont il entend la voix n'est pas auprès de lui. Il faut, dit-il en riant, qu'elle ait fait un pacte avec le diable; il ne peut expliquer autrement ce qu'il éprouve, mais il ne s'arrête pas à cette idée, qu'il sait être ridicule.
Des sangsues sont appliquées derrière chaque oreille et la moutarde aux mollets; il boit du petit-lait avec du sirop d'orgeat, prend deux pilules d'Anderson pendant quelques jours et un bain de pied sinapisé le soir. On cherche à le distraire, on l'occupe continuellement; bientôt la voix lui adresse moins souvent la parole, surtout pendant le jour ; après quinze jours de .ce traitement, il ne l'entend plus. Enfin, au bout d'un mois, W. sort parfaitement guéri (i).
Cet homme reconnaissait la nature de l'hallucination: c'était un jeu de son cerveau auquel il ne se laissait pas prendre, ce qui tenait à la rectitude de son jugement et à ♦ une certaine force xl esprit.
Obs. 2. — Une dame de soixante ans environ, d'une grande susceptibilité nerveuse, était affectée de temps en temps de visions singulières. Tout-à-coup elle voyait un voleur entrer dans sa chambre , se cacher sous son lit; aus- sitôt elle était prise de violentes palpitations de cœur, elle tremblait de tous ses membres. Cependant elle connaissait parfaitement la fausseté de ses perceptions actuelles, et sa raison faisait de grands efforts pour dissiper les craintes qu'elle faisait naître dans son esprit.
Persuadée que personne n'avait pu s'introduire chez elle, cette dame résistait à l'impulsion intérieure qui la portait à ouvrir les fenêtres et à crier au secours. Après un combat de quelques minutes, la raison l'emportait à la fin, le calme succédait; alors elle s'approchait du lit, triomphante, elle l'examinait sans crainte et avec satisfaction. Plusieurs fois ,
(i) Uuttcx, Isssai sur les haUucinalioM , p , lu.
32 DES HALLUCINATIONS
dit Malhey, je fus témoin des courageux efforts que faisait cette dame pour écarter les idées fantastiques de tout genre qui venaient l'obséder (i).
Le plus ordinairement une forte contention d'esprit, une grande préoccupation, une association d'idées qu'il n'est pas possible de saisir, reproduisent un fait oublié dans la mémoire et lui donnent toute la vivacité d'un tableau exté- rieur.
Obs. 3. — Un bomme de moyen âge, bien mis , étranger à l'Edimbourg, mourut subitement dans un omnibus. Le corps fut exposé dans le bureau de police jusqu'à ce qu'il fût réclamé par ses amis. Le lendemain , on chargea un mé- decin de faire un rapport sur la cause de la mort.
En entrant dans la pièce où se trouvait le corps, le rap- porteur auquel on avait raconté l'événement fut frappé de 1 air ouvert et intelligent, de l'expression fort agréable de la figure du mort. Il avait complètement oublié cet épisode % lorsqu'il lui fut rappelé de la manière suivante : En levant les yeux , après un travail assidu de plusieurs jours sur un sujet médical, il aperçut en face de lui l'étranger aussi dis- tinctement qu'il l'avait vu la première fois sur la table du bureau de police; la seule différence, c'est qu'il avait son chapeau sur la tête. Il regarda fixement pendant quelques instants le médecin avec l'expression de bonté que celui- ci avait autrefois remarquée, et disparut en quelques mi- nutes (i).
C'est encore aux impressions vives, à la peur, qu'il faut rapporter les ballucinations suivantes , surtout chez des personnes bien portantes.
Obs. 4. — «Vers l'automne de 1 83a, dit M. Cbardel, un de mes amis, étudiant en médecine, occupait une chambre
(1) Mathey , Nouvelles recherches sur tes maladies de l esprit, p. 258 ; ! vol. Paris, I 8 I 4 -
(a) Paterson, Mémoire cité.
COMPATIBLES AVËC LÀ RAISON. 33
au quatrième étage , dans une vieille maison rue de la Harpe, n°3o. La ville faisait faire alors des fouilles dam remplacement de l'ancien couvent des eordeliers. On y trouva des lombes en briques renfermant chacune un sque- lette plus ou moins bien conservé. L'étudiant suivait l'o- pération, et après avoir donné quelque argent aux ouvriers, il emporta chez lui une grande quantité d'ossements qu'il disposa en partie, comme une sorte d'ornement, sur les murs de sa chambre.
» Deux jours après il en plaisanta avec un de ses amis qui était venu le voir et qui ne le quitta que fort tard. Après l'avoir reconduit, il éprouva , en rentrant dans sa chambre , un mouvement d'effroi. Voulant vaincre cette fâcheuse dis- position,il fuma et avala quelques gorgées d'eau-de-vie, puis il se jeta sur son lit et s'endormit.
« Je fus réveillé, me dit-il, par une douleur au poignet; j'avais la face tournée vers la fenêtre. J'entendis un bruit confus de paroles et de gémissements, et je vis, au clair de la lune qui pénétrait dans ma chambre, se dessiner deux files d'hommes vêtus de robes d'un blanc gris. Leurs figures avaient l'éclat brillant de l'argent; leurs yeux fixés sur moi avaient un aspect sinistre; par moment ils se regardaient d'une manière lamentable. Je me crus livré à un affreux cauchemar, mais jetais bien éveillé; car j'entendis une voiture passer dans la rue et l'heure sonner à l'horloge de Sain t-Sé vérin. Je distinguais tous les détails de l'apparition. Je voulus m élancer dans la chambre, mais je me sentis re- tenu parle poignet. Je levai la tête, et j'aperçus près de moi un homme d'une haute stature, vêtu en ecclésiastique, por- tant un livre dans la main gauche; sa figure pâle était pleine de dignité. J'essayai déparier; mes idées se confondaient dans un sentiment de rage, de désespoir et d'effroi. Pendant longtemps ces hommes se parlèrent à voix basse. On me lâcha le bras en m'adressant un discours où je ne distinguai
3
3ft IlKS HALLUCINATIONS
que les mots curiosité , infâme, clémence , sacrilège, jeunesse... .le sautai hors du lit, et j'allai ouvrir ma Icnclic. J'avais une forte envie de nae précipiter dans la cour; cependant la frat- clieur de la nuit nie rappela à la vie réelle. Je tournai les yeux vers le lit, je m'y vis couché; l'ecclésiastique me tenait toujours le bras, et je jugeai qu'il me parlait aux mouve- ments de ses lèvres. Les deux files d'hommes, qui avaient l'apparence de moines, étaient à leur place, et de ce mo- ment ma frayeur se dissipa. Je restai au moins une heure à considérer cette scène étrange; à quatre heures, je regagnai mon lit , le jour commençait à poindre. L'abbé me prit le poignet et me le serra avec une sorte de bienveillance ; sa main devenait plus froide à mesure que le crépuscule aug- mentait. Je distinguai alors comme une masse confuse d'hom- mes qui s'agitaient dans un rayon de la lune ; j'entendis des portes s'ouvrir et se fermer, puis un voile s'étendit sur mes yeux, et je m'endormis profondément. Le matin , à mon ré- veil, j'éprouvais encore une vive douleur au poignet, et la fenêtre de ma chambre était ouverte comme je l'avais lais- sée. Il me semblait que je venais d'échapper à un grand péril (i). »
Obs. 4. — Le capitaine C, né en Angleterre, était entré fort jeune dans la brigade irlandaise; doué du courage le plus intrépide, il en fit preuve dans plusieurs aventures du genre le plus dangereux pendant les premières années de la révolution française, ayant été quelquefois employé par la famille royale pour des missions très délicates. Apres la mort du roi , il revint en Angleterre , où lui arriva l'aventure suivante :
Le capitaine C. était catholique ; du moins, à l'heure de l'adversité, il était sincèrement attaché aux devoirs de sa re-
(1) Chardel , Essai de psychologie physiologique 3e édition. Pari», i844, 1 vol. in-8°, [)• 3.97.
COMPATIBLES AVEC LA RAISON. 3 5
ligion.Il avait pour confesseur un ecclésiastique, chapelain d'un homme de haut rang, dans l'ouest de l'Angleterre, à environ quatre milles de l'endroit où il demeurait. Étant allé voir ce chapelain , il eut le chagrin de le trouver atteint d une maladie dangereuse et fort mal ; il se retira très affligé, et craignant pour la vie de son ami: cette idée fit naître en lui d'autres souvenirs pénibles. Ces pensées l'occupèrent jusqu'au moment où il se coucha; alors, à sa grande surprise, il vit dans sa chambre la figure de son confesseur absent ; il lui adressa la parole, mais ne reçut point de réponse; ses yeux étaient le seul organe qui fût frappé par cette apparition.
Déterminé à mettre cette aventure à fin, C. s'avança ' vers le fantôme, qui lui sembla reculer graduellement devant lui; il le suivit tout autour du lit, et enfin le • spectre parut tomber sur un fauteuil et y resta assis... Pour s'assurer positivement de la nature de cette apparition, le capitaine s'assit sur le fauteuil et se convainquit ainsi que cette scène n'était qu'une illusion. Il convint pourtant que si son ami fût mort vers la même époque, il n'aurait trop su quel nom donner à cette vision (i).
Il arrive fréquemment qu'après avoir tenu pendant quel- que temps la tête baissée, on éprouve en la relevant des vertiges, des éblouissements, et qu'on voit briller des lueurs, (ies étincelles; les oreilles sont souvent aussi le siège d'un bourdonnement fatigant. Chez quelques personnes, cette position paraît avoir déterminé des hallucinations.
Obs. 6. — Une servante nettoyait un escalier; en relevant la tête, elle aperçut des pieds, puis des jambes d'une si forte proportion, que, saisie de frayeur, elle s'enfuit en toute hâte sans attendre le développement complet de l'appari-
(i) Walter Scott, Histoire delà Démonologie et de la Sorcellerie. Trad. de Defauconpret , p. 234.
36 DES HALLUCINATIONS
tion. L'ignorance de cette fille ne lui permit pas de s'as- surer de Ja fausseté de la vision, ce que n'eût, pas manqué de (aire une personne éclairée (i).
Dans un grand nombre de cas, l'hallucination se rattache à une disposition maladive. Bonnet, dans son Essai analy- tique sur lame, cl Laplace dans son Essai philosophique sur les prohabilites (p. 2?4-226), ont cité un fait de ce genre, relatif à l'aïeul maternel du premier de ces philosophes.
Obs. 7. — « Je connais, dit Bonnet, un homme respec- table, plein de santé , de candeur, de jugement et de mérite, qui, en pleine veille, et indépendamment de toute impres- sion du dehors, aperçoit de temps en temps devant lui des figures d'hommes, de femmes , d'oiseaux , de bâtiments, etc. Il voit ces figures se donner différents mouvements, s'ap- procher, s'éloigner, fuir, diminuer et augmenter de gran- deur, paraître, disparaître , repartir, reparaître. Il voit des" bâtiments s'élever sous ses yeux et lui offrir toutes les par- ties qui entrent dans leur construction intérieure; les tapis- series de ses appartements lui paraissent se changer tout- à-coup en tapisseries d'un autre genre et plus riches. — D'autres fois il voit les tapisseries se couvrir de tableaux qui représentent différents paysages. Un autre jour, au lieu de tapisseries et d'ameublements , ce ne sont que des murs nus, et qui ne lui présentent qu'un assemblage de matériaux bruts... Toutes ces peintures lui paraissent d'une netteté parfaite, et l'affectent avec autant de vivacité que si les objets eux-mêmes étaient présents ; mais ce ne sont que des peintures , car les hommes et les femmes ne parlent point, et aucun bruit n'affecte son oreille. La personne dont je parle a subi en différents temps et dans un âge très avancé, l'opéra- tion de la cataracteaux deux yeux. Le grand succès qui avait d'abord suivi cette opération ne se serait point sans doute
(i) Ferriar, Ouvrage cité.
COMPATIBLES AVEC LA RAISON. , S 7
démenti si le vieillard avait ménagé sa vue. Mais ce qu'il est très important de remarquer, c'est qu'il ne prend point, comme les visionnaires, ses visions pour des réalités; il sait juger sainement de toutes ces apparitions, et redresser ses premiers jugements. Ces visions ne sont pour lui que ce qu'elles sont en effet, et sa raison s'en amuse. Il ignore d'un moment à l'autre l'appariiion qui s'offrira à lui , son cerveau est un théâtre dont les machines exécutent des scènes qui surprennent d'autant plus le spectateur qu'il ne les a pas prévues (i ). »
Un des récits les plus intéressants en ce genre est celui qui a été publié il y a quelques années par le libraire Nicolaï, de Berlin.
Ous. 8. — « Pendanl les derniers dix mois de l'année 1790, raconte cet académicien , j'avais eu des chagrins qui m'a- vaient profondément affecté. Le docteur Selle, qui avait coutume de me tirer deux fois du sang par année, avait jugé convenable de ne pratiquer cette fois qu'une seule émission sanguine. Le 24 février 1 791, à la suite d'une vive altercation , j'aperçus tout-à-coup, à la distance de dix pas, une figure de mort; je demandai à ma femme si elle ne la voyait pas: ma question l'alarma beaucoup, et elle s'em- pressa d'envoyer chercher un médecin ; l'apparition dura huit minutes. A quatre heures de l'après-midi , la même vi- sion se reproduisit, jetais seul alors; tourmenté de cet ac- cident, je me rendis à l'appartement de ma femme; la vi- sion m'y suivit. A six heures, je distinguai plusieurs figures qui n'avaient point de rapport avec la première.
» Lorsque la première émotion fut passée , je contemplai les fantômes, les prenantpour ce qu'ils étaientréellement, les conséquences d'une indisposition. Pénétré de cette idée, je les observai avec le plus grand soin , cherchant par quelle
(1) Bonnet, Essai analytique sur l'âme, chap. xxiiï, p. 426.
38 DF.S HALLUCINATIONS
association d'idées ces formes se prôséttté!©nt à mon imagi- nation, je lie pus cependant leur trouver de liaison avec mes occupations, mes pensées et mes travaux. Le lende- main , la figure de mort disparut, mais elle fut remplacée par un grand nombre d'autres figures représentant quel*- quefois des amis, le plus ordinairement des étrangers. Les personnes de ma société intime ne lais aient point partie de ces apparitions qui étaient presque exclusivement com- posées d'individus habitant des lieux plus ou moins éloi- gnés. J'essayai de reproduire à volonté les personnes de ma connaissance par une objectivité intense de leur image; mais quoique je visse distinctement dans mon esprit deux ou trois d'entre elles, je ne pus réussira rendre extérieure l'image intérieure, quoique auparavant je les eusse vues involontairement de cette manière, et que je les aperçusse de nouveau quelque temps après lorsque je n'y pensais plus. Ma disposili »n d'esprit me permettait de ne pas con- fondre ces fausses perceptions avec la réalité.
» Ces visions étaient aussi claires et aussi distinctes dans la solitude qu'en compagnie, le jour que la nuit, dans la rue que dans ma maison; elles étaient seulement moins fré- quentes chez les autres. Quand je fermais les yeux, elles disparaissaient quelquefois, quoiqu'il y eût des cas où elles fussent visibles; mais dès que je les ouvrais , elles reparais- saient, aussitôt. En général ces figures, qui appartenaient aux deux sexes, semblaient faire fort peu d'attention les unes aux autres et marchaient d'un air affairé comme dans un marché; par moments cependant on aurait dit qu'elles faisaient des affaires ensemble. A différentes reprises, je vis des gens à cheval, des chiens, des oiseaux. Il n'y avait rien de particulier dans leurs regards, leurs tailles, leurs habille- ments; ces figures paraissaient seulement un peu plus pales
que dans l'état naturel.
» Environ quatre semaines après, le nombre de ces appa-
COMPATIBLES AVEC LA RAISON. «>"
ridons augmenta; je commençai à les entendre parler, quel- quefois elles conversaient entre elles , le plus ordinairement elles m'adressaient la parole; leurs discours étaient courts et généralement agréables. A différentes époques je les pris pour des amis tendres et sensibles qui cherchaient à adou- cir mes chagrins.
» Quoique mon esprit et mon corps fussent, à cetle épo- que , en assez bon état , et que ces spectres me fussent de- venus si familiers qu'ils ne me causaient plus la moindre inquiétude, je cherchais cependant à m'en débarrasser par des remèdes convenables. Il fut décidé qu'une application de sangsues me serait laite, ce qui eut effectivement lieu le 9/o avril 1791 à onze heures du matin. Le chirurgien était seul avec moi; durant l'opération, ma chambre se remplit de figures humaines de toute espèce; cette hallucination continua sans interruption jusqu'à quatre heures et demie, époque à laquelle ma digestion commençait. Je m'aperçus que les mouvements de ces fantômes devenaient plus lents. Bientôt après ils commencèrent à pâlir, et à sept heures ils avaient pris une teinte blanche ; leurs mouvements étaient très peu rapides, quoique leurs formes fussent aussi dis- tinctes qu'auparavant. Peu à peu ils devinrent plus vapo- reux, parurent se confondre avec l'air, tandis que quelques parties restèrent encore visibles pendant un temps consi- dérable. A environ huit heures, la chambre fut entièrement débarrassée de ces visiteurs fantastiques.
» Depuis cette époque , j'ai cru deux ou trois fois que ces visions allaient se montrer, mais rien de semblable n'a eu lieu (1). »
On ne saurait trop appeler l'attention sur ces hallucina- tions de la vue et de l'ouïe chez un homme qui analysait
(1) John Ferriar, An Essay towards a theory of apparitions, p. 4°. Lon- don , 1 8 1 3.
<*u DES HALLUCINATIONS
parfaitenapnt ses sensations et qui a eu soin de faire remar- quer que cet étonnant désordre de l'esprit ne pouvait s'ex- pliquer que par l'influence des chagrins et par ïe trouble de la circulation cérébrale qui en fut la suite.
Obs. 9. — « Le 26 décembre i83o, rapporte le docteur Brewster(i), madame A. était assise auprès du feu dans son salon et sur le point de monter l'escalier pour s'habiller, lorsqu'elle entendit la voix de son mari qui l'appelait par son nom et qui lui disait : viens ici, viens ici. Elle s'imagina qu'il était à la porte, demandant qu'onla lui ouvrît ; mais en regardant, elle fut étonnée de ne trouver personne. De re- tour dans le salon, elle entendit une seconde, puis une troisième fois la voix ; il lui sembla qu'elle était plaintive et qu'elle s'exprimait avec un peu d'impatience. Madame A. répondit à haute voix: Où êtes-vous? je ne sais pas où vous êtes. Ne recevant pas de réponse , cette dame revint dans son appartement.
» M. A. étant de retour chez lui une demi-heure après, sa femme, qui n'était pas encore détrompée, lui demanda pourquoi il l'avait ainsi appelée à diverses reprises, et dans quel lieu il se trouvait. Mais elle fut fort surprise d'appren- dre qu'il n'était point alors dans la maison. »
Brewster ajoute que depuis six semaines madame A. avait beaucoup souffert d'un rhume qui l'avait extrêmement af- faiblie. Son estomac était habituellement mauvais, et son système nerveux très impressionnable; dans son sommeil, elle parlait avec beaucoup de facilité et récitait de longues pièces de vers.
Cette dame eut encore d'autres hallucinations quel'au* teur anglais a rapportées avec détail; mais, dès leur origine, elle en reconnut parfaitement la nature; aussi les étudiait- elle, ainsi que son mari, avec le plus grand soin, sous le
(1) Brewster, Ouvrage cité, p. 3r).
COMPATIBLES AVEC LA RAISON. h 1
rapport des circonstances qui les accompagnaient et de son état de santé.
L'hallucination, quoique reconnue et appréciée ce qu'elle est parla personne qui l'éprouve, peut produire sur l'esprit une impression si fâcheuse qu'elle soit cause de la mort.
Obs. io. — On doit à un médecin d'un grand savoir, d'une réputation méritée, ami intime de Walter Scott, le récit d'un fait arrivé à un personnage éminent, qui est, sans contredit, un des plus curieux exemples que puisse offrir l'histoire des hallucinations.
Le hasard voulut que ce médecin fût appelé pour donner des soins à un homme qui est décédé depuis longtemps , et qui remplissait pendant sa vie une place importante dans un département particulier de la justice. Ses fonctions le rendaient souvent l'arbitre des intérêts des autres; sa con- duite était donc exposée aux observations du public, et il avait , pendant de longues années , obtenu la réputation d'être doué d'une fermeté, d'un bon sens et d'une intégrité plus qu'ordinaires.
A l'époque des visites que lui fit le médecin, il était re- tenu dans sa chambre, gardait quelquefois le lit, et cepen- dant continuait de temps à autre à s'occuper des devoirs de sa charge; son esprit semblait déployer toute sa force et toute son énergie habituelles dans la direction des affaires dont il était chargé. Pendant tout ce temps, un observateur superficiel n'aurait remarqué en lui rien qui pût indiquer un affaiblissement d'intelligence ou un accablement d'es- prit. I^s symptômes extérieurs n'annonçaient aucune ma- ladie aiguë ou alarmante ; mais la lenteur du pouls , le manque d'appétit , une digestion laborieuse et un fond de tristesse constante, semblaient puiser leur source dans quelque cause secrète que le malade était déterminé à ca- cher.
V2 DP.S HALLUCINATIONS
L'air sombre de l'infortuné, l'embarras qu'il ne pouva'u déguiser au médecin, l'espèce de contrainte avec laquelle il répondait brièvement à ses questions, engagèrent cèlui-ei à prendre d'autres moyens afin d'obtenir des informations, Il s'adressa à la famille pour apprendre, s'il était possible, la cause du chagrin secret qui lui rongeait le cœur et lui mi- nai! les forces. Les personnes qu'il interrogea, après avoir préalablement conféré entre elles, déclarèrent quelles ne pouvaient expliquer la nature du mal. Autant qu elles pou- vaient le savoir, et elles ne croyaient guère se tromper, ses affaires étaient en bon état; il n'avait éprouvé dans sa fa- mille aucune perle qui put être suivie d'un accablement si profond; on ne pouvait lui supposer, à son âge, des cha- grins causés par une tendre affection , et son caractère ne permettait pas qu'on le regardât comme étant en proie à de cruels remords.
Le médecin eut enfin recours à des arguments sérieux qu'il employa près du malade même. Jl lui fit sentir la folie de se vouer à une mort lente plutôt que de lui confier le secret de l'affliction qui le conduisait au tombeau. Il lui re- présenta surtout le tort qu'il faisait lui-même à sa réputa- tion en donnant lieu de soupçonner que la cause de son ac- cablement et des conséquences qu'il entraînait avait quelque chose de trop honteux ou de trop criminel pour qu'il pût l'avouer; et il ajouta que, de cette manière, il léguerait à sa famille un nom suspect et déshonoré, et laisserait une mémoire à laquelle pourrait s'attacher l'idée de quelque crime qu'il n'avait pas osé avouer même en mourant. Ce dernier argument fit plus d'impression sur le malade que tout ce qui lui avait été dit jusqu'alors; et il exprima le désir de s'ouvrir au docteur avec franchise. On les laissa têle à tête , on ferma avec soin la porte de la chambre du malade, et il commença ses aveux de la manière suivante:
« Vous ne pouvez, mon cher ami, être plus convaincu
COMPATIBLES AVEC LA RAÏSON. 43
que je le suis que je me trouve à la veille de mourir, acca- blé par la fatale ma'adie qui dessèche les sources de ma vie; mais vous ne pourrez comprendre ni la nature de cette maladie, ni la manière dont elle agit sur moi; et quand vous le comprendriez, je doute que votre zèle et vos talents puissent m'en guérir. —Il est possible, répondit le médecin, que mes talents ne répondent pas au désir que j ai de vous être utile, mais la science médicale a bien des ressources, et ceux qui ne la connaissent pas ne peuvent les apprécier. Cependant, à moins que vous ne m'appreniez clairement quels sont les symptômes de vôtre mal, il m est impossible de vous dire s'il est en mon pouvoir ou en celui de la mé- decine d'y apporter remède. — Je puis vous répondre , ré- pliqua le malade, que ma situation n'est pas nouvelle , car on en trouve un semblable exemple dans le célèbre roman de Lesage. Vous vous souvenez sans doute de quelle mala- die mourut le duc Olivarès? — De l'idée , qu'il était pour- suivi par une apparition à l'existence de laquelle il ne crovait pas ; et sa mort arriva parce que la présence de cette vision imaginaire l'emporta sur ses forces et lui brisa le cœur. — Eh bien! mon cher docteur, je suis dans le même cas; et la présence de la vision qui me persécute est si pénible et si affreuse, que ma raison est totalement hors d'état de combattre les effets de mon imagination en délire, et je sens que je meurs victime d'une maladie ima- ginaire. »
Le médecin écouta avec attention le récit de son malade, et s'abstint judicieusement, pour le moment, de contredire les idées auxquelles il était livré : il se contenta de lui de- mander des détails plus circonstanciés sur la nature de l'apparition qui semblait le persécuter, et sur la manière dont une affection si singulière s'était emparée de son ima- gination qu'une force d'esprit peu ordinaire paraissait de- voir mettre à l'abri d'une attaque aussi bizarre. Le malade
M DÉ8 HALLUCINATIONS
répondit que cette attaque avait été graduelle, et que, dans l'origine, elle n'avait rien de terrible ni même de très dés- agréable ; et pour en donner des preuves , il exposa en ces termes les progrès de ses souffrances :
« Mes visions, dit- il, commencèrent il y a deux ou trois ans. Je me trouvai alors obsédé parla présence d'un gros chat, qui se montrait et disparaissait sans que je susse trop com- ment; mais jene fus pas longtemps dans l'erreur, etje recon- nus que cet animal domestique était le résultat d'une vision produite par le dérangement des organes de la vue ou de l'i- magination. Cependant je n'avais pas contre cet animal l'anti- patliie de ce brave chef des montagnards , mort aujourd'hui , dont le visage prenait toutes les couleurs de son plaid s'il se trouvait dans la même chambre avec un chat, même quand il ne le voyait pas. Au contraire, je suis plutôt leur ami , et j'endurais avec tant de patience la présence de mon com- pagnon imaginaire, qu'elle m'était devenue presque indif- férente. Mais au bout de quelques mois, le chat disparut et fit place à un spectre d'une nature plus relevée, ou qui du moins avait un extérieur plus imposant. Ce n'était rien moins que la présence d'un huissier de la chambre, costumé comme s'il eût été au service du lord-lieutenant d'Irlande, ou d'un lord grand commissaire de l'église ou de tout autre grand personnage.
» Ce fonctionnaire, portant l'habit de cour, les cheveux en bourse, une épée au côté , une veste brodée au tambour, et le chapeau sous le bras, glissait à côté de moi comme l'om- bre de Beau Nash. Soit dans ma propre maison , soit dans celle d'un autre, il montait l'escalier devant moi, comme pour m'annoncer dans le salon. Quelquefois il semblait se mêler parmi la compagnie, quoiqu'il fût évident que per- sonne ne remarquait sa présence, et que j'étais seul témoin des honneurs chimériques que cet être imaginaire semblait désirer me rendre. Ce caprice de mon imagination ne fit pas
COMPATIBLES AVKC LA IlAISON.
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sur moi une très forte impression ; mais il me porta à con- cevoir des doutes sur la nature de cette maladie , et à crain- dre les effets qu'elle pouvait produire sur ma raison. Celte modification devait aussi avoir son terme. Quelques mois après, le spectre de l'huissier de la chambre ne se montra plus, et fut remplacé par une apparition horrible à la vue, et désolante pour l'esprit... un squelette. — Seul ou en com- pagnie , ajouta le malheureux malade , ce dernier fantôme ne me quitte jamais. C'est en vain que je me suis répété cent fois qu'il n'a pas de réalité, et que ce n'est qu'une illu- sion causée par le désordre de mon imagination et le dé- rangement des organes de ma vue. À quoi servent de telles réflexions quand l'emblème et le présage de la mort sont sans cesse devant vos yeux , quand je me vois , quoiqu'en imagination seulement , le compagnon d'un fantôme repré- sentant un sombre habitant du tombeau , tandis que je repose encore sur la terre ? La science, la philosophie, la religion même n'ont pas de remède pour une telle maladie; et je sens trop sûrement que je mourrai d'un mal si cruel , quoique je ne croie aucunement à la réalité d'un fantôme qui se place sous mes yeux. »
Le médecin regretta de voir, d'après ces détails, combien cette apparition visionnaire était fortement enracinée dans l'imagination du malade , qui était en ce moment au lit. Il le pressa adroitement de questions sur les circonstances de l'apparition du fantôme, le connaissant pour un homme sensé, et espérant qu'il pourrait le faire tomber dans des contradictions qui mettraient son jugement, en appa- rence encore bon, en état de combattre avec succès la maladie d'imagination qui produisait de si funestes effets. « 11 paraît donc, lui dit-il, que ce squelette est toujours devant à vos yeux? — C'est mon malheureux destin de le voir sans cesse, répondit, le malade. — En ce cas, con- tinua le docteur, il est en ce moment présent à votre
46 DES HALLUCINATIONS
imagination? — Il y est présent. — Et dans quelle partie • le la çhambce croyez-vous voir cette apparition? - - Au pied de mon lit : quand tas rideaux sont un peu enirou- verts, je le vois se placer entre les deux, et remplir l'espace vide. — Vous dites que vous comprenez que ce n'est qu'une illusion. (Dans le songe nous sentons sou- vent que l'apparition terril)!!' est fausse..) Avez -vous assez de fermeté pour vous en convaincre positivement? Pouvez-vous avoir le courage de vous lever et de vous placer à l'endroit qui vous paraît occupé par le spectre, pour vous démontrer à vous-même que c'est une véri- table illusion? — Le pauvre homme soupira et secoua la tête négativement. — Eh bien , dit le docteur, nous essaie- rons d'un autre moyen. ïl quitta la chaise sur laquelle il était assis au chevet du lit, et se plaçant entreles ri- deaux entrouverts, lieu indiqué comme celui occupé par l'apparition, il demanda si le squelette était encore visible.
Pas tout -à-fait, parce que vous vous trouvez entre
lui et moi; mais je vois son crâne au-dessus de votre épaule. »
On dit qu'en dépit de sa philosophie , le savant docteur tressaillit en entendant une réponse qui annonçait si dis- tinctement que le spectre idéal était immédiatement derrière lui. Il eut recours à d'autres questions, et employa divers moyens deguérison, mais toujours sans succès. 1 /accable- ment du malade ne fît qu'augmenter, et il mourut avec la détresse d'esprit dans laquelle il avait passé les dernières
années de sa vie.
Cet exemple est une triste preuve du pouvoir qu'a ^'ima- gination de tuer le corps , même quand les terreurs fantas- tiques qu'elle éprouve ne peuvent détruire le jugement de l'infortuné qui les souffre. Le malade, dans le cas dont il s'agit, périt Victime de l'hallucination; et les détails de l'his- toire singulière étant restés secrets, sa morl et sa maladie
COMPATIBLES AVhC LA RAISON. « /
ne lui firent rien perdre do la réputation bien méritée de prudence et de sagacité dont, il avait joui pendant tout le cours de sa vie (i).
Les travaux de 1 esprit, en surexcitant le cerveau, ren- dent assez fréquentes les hallucinations. Nous avons connu plusieurs personnes, et entre autres un médecin, qui enten- daient distinctement, la nuit, des voix qui les appelaient; plusieurs individus se retournent pour répondre, ou vont à la porte croyant qu'on a sonné. Cette disposition nous a paru assez commune chez ceux qui monologuent, parlent haut , répondent à un interlocuteur comme s'il était présent.
Obs. ii. — Ben-Johnson , dont la mémoire était très te- nace et l'imagination fort brillante , éprouvait de temps en temps ces fausses sensations, il disait à Drummond" qu'il avait passé toute une nuit à regarder son gros orteil autour duquel il voyait des Tartares, des Turcs, des Romains, des catholiques monter et se battre; mais il ajouta qu'il savait que ces images étaient les produits de son imagination échauffée. La vision qu'il eut dans la maison de sir Robert Cotton, vision dans laquelle il lui sembla voir son fils mou- rir de la peste à Londres, avait probablement la même ori- gine (2).
Parmi les autres observations intéressantes consignées dans les auteurs , nous allons en rapporter plusieurs qui se rattachent évidemment aux causes précédemment indi- quées.
Obs. 12. — « Pendant mon séjour à l'école , dit M. H. , je m'étais lié intimement, avec un enfant que j appelais D... La folle conduite de son père amena la ruine de la famille qui tomba dans le dernier degré de misère. Depuis un grand nombre d'années, j'avais perdu de vue cet infortuné qu'on
(1) Walter Scott, ouv. cité, p. 29.8.
(2) Kcn iar, p. 58, Ouvrage cité. DrummoniCs \\n>rks , p. 2:>4.
t(° B«ES HALLUCINATIONS
avait embarqué pour s'en débarrasser plus facilement, lors- que j'appris qu'il était de retour, malade d'une phthisie très avancée dont il mourut trois mois après. Appelé pour feîre l'inspection du corps, on conçoit facilement combien furent tristes les réflexions qu'un pareil spectacle m'inspira. Voici dans quelles circonstances cet événement se représenta à mon esprit: Un soir, je lisais la vie de Crichton par Tittler ; ma famille s'était retirée depuis longtemps, je venais de fermer mon livre et j'allais me coucher, quand j'aperçus sur ma table un billet de faire part. Cette lettre mortuaire donna naturellement une couleur sombre à mes pensées; je me couchai après avoir éteint la chandelle. Au même moment je sentis qu'on me prenait le bras et qu'on me le pressait avec force contre le côté. Je luttai en criant, laissez won bras; et j'entendis distinctement ces paroles, prononcées à voix basse : Ne soyez pas efp'ayé; je répliquai : Permettez- moi d'allumer la chandelle, on me lâcha le bras; j'étais mal à mon aise, il me semblait que j'allais perdre con- naissance. Je parvins cependant à me procurer de la lu- mière, et me tournant vers la porte, je reconnus l'infor- tuné D... Ses trails n'étaient pas parfaitement distincts, on aurait dit qu'une gaze se trouvait interposée entre nous deux.
» Par une impulsion dont je ne puis me rendre compte, je m'avançai vers l'apparition; elle reculait à mesure, et des- cendit les degrés jusqu'à ce que nous fussions arrivés à la porte, où elle s'arrêta. Je passai près d'elle pour ouvrir la porte de la rue, mais en ce moment j'eus un tel étourdissc- ment que je tombai sur une chaise. Je ne puis dire combien dura cet état; en reprenant mes sens, je sentis une violente douleur au-dessus des sourcils , je distinguais difficilement les objets. J'eus de la fièvre et de l'insomnie pendant toute la nuit, et le lendemain je fus souffrant. Cette vision me parut offrir tous les caractères des illusions produites par
COMPAXJJjtES AVEC LA. UAISOiN. /| 9
la fièvre, et je ne Ja regardai pas un seul instant comme réelle (1).
Obs. i3. — Nous pouvons rapprocher de l'observation précédente celle qui a été publiée par Bostock. « Accablé, dit ce physiologiste anglais, par une fièvre qui m 'avait jeté dans un grand état de faiblesse, je souffrais aussi d'une violente céphalalgie limitée à la tempe droite. Après avoir passé une nuit sans sommeil, j'aperçus devant moi des figures que je reconnus pour être semblables à celles décrites par Nicolaï. Comme j'étais sans délire, je pus faire mes observations sur elles pendant les trois jours et les trois nuits qu'elles se montrèrent presque sans interrup- tion. Deux circonstances me parurent très remarquables : c'est que les apparitions suivaienttoujours le mouvement des yeux, et que les objets qui étaient les mieux formés et qui restaient le plus longtemps visibles ne s étaient jamais au- paravant offerts à ma vue. Pendant environ vingt-quatre heures, j'eus constamment devant moi un visage humain dont les traits et l'habillement étaient aussi distincts que ceux d'une personne vivante, et dont tout l'ensemble, après un intervalle d'un grand nombre d'années, m'est présent comme au moment même. Je n'ai jamais connu d'individu qui ait eu la moindre ressemblance avec ce personnage fan- tastique.
» Après la disparition de ce fantôme et durant le cours de ma maladie, j'eus une hallucination d'une nature particu- lière et fort amusante; j'apercevais une foule de petites figures humaines qui s'éloignaient par degrés comme une suite de médaillons. Elles étaient toutes de la même gran- deur et paraissaient à la même distance. Lorsqu'une de ces figures avait été visible pendant quelques minutes, elle s'affaiblissait peu à peu et était remplacée par une autre
(i) l'ateiaon, mân. eité.
>(l DUCS IIALLI GINAWIONS
beuuc:<)u |> plus disiincic. Je ne me rappelle puiqt que ces apparitions eussent du rapport avec les personnes ou les objets que j'avais vus auparavant, cotaient autant de ova- tions ou au moins autant de combinaisons nouvelles dont je ne pouvais retrouver les matériaux originaux (t). »
Si Ton se demande, ajoute Conolly, comment Nicolaï et lephysiologiste anglais ne perdirent pas la raison, la réponse sera qu'ils ne crurent jamais à la réalité de ces visions. Mais pourquoi n'y croyaient-ils pas, tandis que les aliénés y ont pleine confiance? L'évidence est la même dans les deux cas, parce qu'elle est intimement liée au témoignage des sens et qu'il n'en est point de meilleur.
Nicolaï et le docteur Bostock ne méritaient-ils pas plutôt le nom de fous pour ne pas croire à leurs sens, que ceux qui y ajoutent foi?
L'explication doit être celle-ci: L'imprimeur de Berlin et le médecin de Londres comparaient les objets qu'ils avaient devant les yeux, et concluaient que les nombreux person- nages qui s'offraient à leur vue ne pouvaient traverser la chambre. En observant la tranquillité et les regards natu- rels des assistants, il était évident que ces apparitions étaient invisibles pour eux ; aidés du secours des autres sens, ils acquéraient la preuve que ces sensations étaient fausses, routes opérations que ne peuvent faire les fous.
Ces exemples nous portent à soupçonner, ce qui est con- firmé par beaucoup d'autres, que la folie consiste dans la perte ou l'affaiblissement d'une ou de plusieurs facultés de l'esprit, qui se trouve en outre dans l'impossibilité de faire des comparaisons (2).
L'état de faiblesse, la convalescence, la syncope, les prodromes de l'asphyxie, déterminent quelquefois l'hal- lucination.
(1 ) Bostock , System of physiology, vol. III , p. 204. (2) Conolly , An Inquiry concerning the indications of insanity , p. 112, in-8. London, i83o.
COMPATIBLES AVEC LA RAISON. 51
M. Leuret, dans ses fragments, en rapporte un fait qui lui est arrivé :
Obs. — « J'étais , dit ce médecin , attaqué de la grippe , et mes confrères ayant décidé qu'une saignée m'était néces- saire, on me tira environ trois palettes de sang. Un quart d'heure après l'opération, je tombai en faiblesse, sans toute- fois perdre entièrement connaissance , et cette faiblesse dura pendant plus de huit heures. Au moment où l'on m'adminis- trait les premiers secours, j'entendis très clairement poser un flacon sur une table qui se trouvait près de mon lit, et aussi- tôt après une crépitation semblable à celle qui résulte de l'action d'un acide concentré sur un carbonate. Je crus qu'on avait laissé répandre un acide sur le marbre de la table, et j'avertis de leur imprévoyance les personnes qui m'entouraient. On crut d'abord que je rêvais, puis que j'é- tais dans le délire; alors on essaya de me détromper, et l'on m'assura qu'il n'y avait ni flacon sur la table ni acide répandu. Je compris que j'avais une hallucination , et j'a- joutai foi à ce que l'on me disait plutôt qu'à ce que j'avais entendu. Mais le bruit était tellement distinct, que, si je n'eusse été instruit par l'expérience des hallucinés , j'aurais été comme eux trompé par ce phénomène insolite (r). »
M. Andral a été lui-même le jouet d'une pareille illu- sion ; il lui sembla pendant quelques instants voir un cadavre étendu dans la chambre où il était couché par suite d'une indisposition. Cette vision se rattachait au souvenir pénible qu'avait produit sur lui l'aspect d'un corps mort la première fois qu'il entra dans un amphithéâtre.
La nature des hallucinations n'est pas toujours recon- nue, et il est quelquefois nécessaire d'examiner, de compa- rer, pour n'être pas induit en erreur.
(i) Leuret, Fragments psychologiques sur la folie, p. i35 paris i834. ' '
5 "2 DKS HALLUCINATIONS
Obs. i5. — On lit dans l'ouvrage d'Abercrombie l'obser- vation d'un homme qui a été toute sa vie assiégé pin- des hallucinations. «Cette disposition est telle que, s'il rencontre un ami clans la rue, il ne sait d'abord s'il voit une personne véritable ou un fantôme. Avec beaucoup d'attention, il peut constater une différence entre eux; les traits de la fi- gure réelle sont plus arrêtés , plus finis que ceux du fan- tôme, mais en général il corrige les impressions visuelles en touchant ou en écoutant le bruit des pas. Il a la faculté de rappeler à volonté les visions en fixant fortement son atten- tion sur la conceptiondeson esprit. Cette hallucination peut se composer d'une figure, d'une scène qu'il a vue, d'une création de son imagination; mais quoiqu'il ait la faculté de produire l'hallucination, il ne peut la faire disparaître; lorsqu'il a usé de ce pouvoir, il ne peut jamais dire combien de temps elle persistera. Cet homme est dans la force de l'âge, sain d'esprit, d'une bonne santé et engagé dans les affaires. Une autre personne de la famille a eu la même affection, quoiqu a un moindre degré (i).
Très souvent les hallucinations sont acceptées comme des faits réels, tout étranges qu'ils paraissent à ceux qui les éprouvent; mais la raison n'en est aucunement influencée. On a été le témoin d'un événement extraordinaire dont on donne une explication plus ou moins plausible, mais qu'en secret, par une disposition particulière de l'esprit, par une certaine tendance à la superstition , on est porté à regarder comme le présage de quelque grave événement, d'une haute destinée, une inspiration du ciel, un avertissement de la Providence. Beaucoup de grands hommes ont cru à l'exis- tence d'une étoile, d'un génie protecteur : aussi les appari- tions merveilleuses ne les ont-elles pas toujours trouves
(i) Abercrombie, Inquiries conccrning the intellectuel powers , in-8° , p. 38o. Eleventh édition. London , i84»-
COMPATIBLES AVEC LA RAISON. 5'è
incrédules. Le caractère distinctif de ces sortes d'halluci- nations, c'est que la conduite n'en reçoit aucune atteinte et qu'on peut acquérir parmi les hommes une haute ré- putation de vertu , de capacité et de sagesse ; souvent même nous pensons qu'elles ont été un stimulant plus vif pour l'exécution des projets conçus.
M. Andral raconte dans son cours de pathologie interne qu'il a vu un homme d'esprit, remarquable par le dévelop- pement de ses facultés intellectuelles, pris tout-à-coup d une hallucination de la vue. Je causais avec lui dans son cabinet, lorsqu'il se leva subitement et salua quelqu'un qu'il crut voir entrer. Il n'y avait personne.
Ous. 16. — Il y a environ quarante ans, l'anecdote sui- vante arriva au marquis de Londonderry; il était allé visi- ter un gentilhomme de ses amis qui habitait au nord de l'Irlande un de ces vieux châteaux que les romanciers choi- sissent de préférence pour théâtre des apparitions. L'aspect de l'appartement du marquis était en harmonie parfaite avec l'édifice. En effet, les boiseries richement sculptées , noircies par le temps, l'immense cintre de la cheminée sem- blable à l'entrée d'une tombe, la longue file des portraits des ancêtres, au regard à la fois fier et méprisant, les dra- peries vastes, poudreuses et lourdes qui masquaient les croisées et entouraient le lit, étaient bien de nature à donner un tour mélancolique aux pensées.
Lord Londonderry examina sa chambre et fit connais- sance avec les anciens maîtres du château, qui, debout dans leurs cadres d'ivoire, semblaient attendre son salut. Après avoir congédié son valet, il se mit au lit. Il venait d'éteindre sa bougie , lorsqu'il aperçut un rayon de lumière qui éclairait le ciel de son lit. Convaincu qu'il n'y avait point de feu dans la grille, que les rideaux étaient fermés et que la chambre était quelques minutes avant dans une obscu- rité complété, il supposa qu'un intrus s'était glissé dans la
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pièce. Se tournant alors rapidement du côté d'où venait la lumière, il vit, à son grand étonnement, la figure d'un bel enfant entourée d'un limbe. L'esprit se tenait ii quelque dis- tance de son lit.
Persuadé do l'intégrité de ses Facultés, mais soupçonnant une mystification d'un des nombreux hôtes du château , lord Londonderry s'avança vers l'apparition, qui se retira devant lui; à mesure qu'il appochait, elle reculait, jusqu'à ce qu'en- fin, parvenue sous le sombre cintre de l'immense cheminée, elle s'abîma dans la terre. Lord Londonderry revint à son lit; mais il ne dormit point de la nuit, tourmenté de cet événement extraordinaire. Était-il réel ou devait-il être con- sidéré comme l'effet d'une imagination exaltée? le mystère n'était pas facile à résoudre.
Il se détermina à ne faire aucune allusion à ce qui lui était arrivé jusqu'à ce qu'il eût examiné avec soin les figures de toutes les personnes de la maison, afin de s'assurer s'il avait été l'objet de quelque supercherie. Au déjeuner, le marquis chercha en vain à surprendre sur les figures quelques uns de ces sourires cachés , de ces regards de connivence, de ces clignements d'yeux par lesquels se trahissent généralement les auteurs de ces conspirations domestiques. La conversation suivit son tour ordinaire; elle était animée; rien ne révélait une mystification; tout se passa comme de coutume. A la fin le héros de l'aventure ne put résister au désir de raconter ce qu'il avait vu, il entra dans toutes les particularités de l'ap- parition. Ce récit excita beaucoup d'intérêt parmi les audi- teurs , et donna lieu à des explications fort diverses. Le maître du lieu interrompit les divers commentaires, en faisant observer que la relation de lord Londonderry de- vait paraître fort extraordinaire à ceux qui n'habitaient pas depuis longtemps le château et qui ne connaissaient pas les légendes de la famille. Alors se tournant vers lord Lan-
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donderry : Vous avez vu l'enfant brillant, lui dit-il; soyez satisfait, c'est le présage d'une grande fortune - mais j'au- rais préféré qu'il n'eût point été question de cette appari- tion.
Dans une autre circonstance, lord Castlereagn vit l'en- fant brillant à la chambre des communes. Il est très pro- bable que le jour de son suicide il eut une semblable apparition (i). On sait que ce lord, un des principaux membres du ministère Harrowby, et le plus acharné per- sécuteur de Napoléon dans son malheur, se coupa l'ar- tère carotide le 22 août 1823, et qu'il mourut à l'instant même.
Obs. 17. — On lit les curieux détails qui suivent dans une biographie de Charles-Jean Bernadotte, publiée par un journal de Pau , ville où naquit le feu roi de Suède.
«... Il y a dans certaines destinées de singuliers mystères. L'étonnante fortune de Bernadotte lui avait, dit-on, été pré- dite par ia fameuse nécromancienne qui avait aussi annoncé celle de Bonaparte, et qui possédait si sincèrement la con- fiance superstitieuse de l'impératrice Joséphine. Le destin ne se lassa pas un seul instant de protéger Bernadotte; il monta toujours sans jamais éprouver de ces chutes presque inévitables aux ambitions puissantes qui franchissent l'a- bîme qui sépare la plus modeste obscurité des grandeurs les plus éclatantes.
» Comme tous les hommes qui trouvent en eux une fol-ce qui les pousse à la fortune ou leur lait tirer parti des cir- constances favorablement enchaînées, Bernadotte croyait à une destinée particulière, indépendante, à une sorte de divinité tutélaire qui distingue dans la foule ceux qu'elle préfère, et s'attache à eux pour les protéger. Peut-être les
(1) Forbes Winslow, Anaiomy of suicide, 1 vol. in-8°,p. 242. Lon- don , 1840.
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vieilles traditions merveilleuses qui entourèrent son berceau nV-taient-elles pas étrangères à ce fond de superstition semi- païenne dont il ne se défi l jamais. On raconte une ancienne chronique de sa famille de laquelle il résulterait qu'une fée, qui avait été la femme d'un de ses ancêtres, aurait prédit qu'un roi illustrerait sa postérité. Jadis dans nos cam- pagnes, chaque famille avait son bon génie qui veillait sur elle. Bernadotte n'oublia jamais la légende dont on avait bercé ses premières années, et peut-être ne fut-elle pas sans influence sur la destinée glorieuse de ce grand homme.
u Voici un fait que I on a mystérieusement raconté et qui prouve combien le merveilleux avait conservé d'empire sur l'esprit du roi de Suède. Voulant trancher par le sabre les difficultés que la Norwége lui opposait et envoyer son fils Oscar à la tète d'une armée pour réduire les rebelles et les soumettre au baptême de la gloire, le conseil d'État lui fit une vive opposition. Un jour qu'il venait d'avoir une dis- cussion animée sur ce sujet, il monte à cheval et s'éloigne de la capitale au grand galop; après avoir franchi un long espace, il arrive sur les limites d'une sombre forêt. Tout-à- coup se présente à ses yeux une vieille femme bizarrement vêtue et les cheveux en désordre : « Que voulez-vous ? » lui demanda brusquement le roi. Cette espèce de sorcière lui répond sans se déconcerter : « Si Oscar combat en cette guerre que tu médites, il ne donnera pas les premiers coups, mais il les recevra. » Bernadotle , frappé de cette apparition et de ces paroles, regagne son palais Le lendemain, por- tant encore sur son visage les traces d'une longue veille remplie d'agitation , il se présente au conseil: « J'ai changé d'avis, dit-il; nous négocierons la paix, mais je la veux à des conditions honorables. » Ceux qui connaissaient le roté faible de l'esprit du grand homme avaient-ils voulu en tirer parti pour servir la cause de la justice, de la raison ou de
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l'humanité? ou bien n'est-il pas plus probable que la pensée qui le préoccupait s'illuminant dans son cerveau, comme il arrive à chaque instant dans les songes, dans les veilles même, vint s'objectiver devant lui, et l'opération mentale fut acceptée comme un fait réel? Cette explication nous pa- raît toutaussi admissible que celle d'une vieille apostéepour se trouver tout exprès à l'endroit où le caprice du roi le conduisait ( i ). »
M. de Chateaubriand raconte, dans sa Vie de M. de Rancé , qu'un jour cet homme célèbre, se promenant dans l'avenue de son château de Veretz , crut voir un grand feu , qui avait pris aux bâtiments de la basse-cour. Il y vole : le feu diminue à mesure qu'il en approche. A une certaine distance , l'embrasement disparaît et se change en lac de feu , au milieu duquel s'élève à demi-corps une femme dévorée par les flammes.
La frayeur le saisit; il reprend, en courant, le chemin de la maison. En arrivant, les forces lui manquent; il se jette sur un lit, défaillant. Il était tellement hors de lui, qu'on ne put lui arracher une parole (2).
On pourrait encore citer une multitude d'exemples d'hommes illustres qui ont eu des hallucinations de ce genre, sans que leur conduite en ait été aucunement in- fluencée.
Ainsi, Malebranche déclare qu'il avait entendu distincte- ment en lui la voix de Dieu.
Descartes, après une longue retraite, fut suivi par une personne invisible qui l'engageait à poursuivre les recher- ches de la vérité.
Byron s'imaginait quelquefois qu'il était visité par un spectre; mais il dit que cet effet était dû à la surexcitabilité de son cerveau. ( Anat. of suicide, p. 126. )
(1) Presse du 14 mai 1 844-
(2) Vie de Rancé, par Chateaubriand. Paris, 1844.
"S) Fofbea Winsl'ow, Otàvrage cité , p. rà.3 et suivantes.
58 DES HALLUCINATIONS
Le célèbre docteur Johnson dit qu'il entendit distincte* ment sa mère l'appeler Samuel ! Elle habitait alors une ville éloignée.
Pope , qui souffrait beaucoup des intestins , demanda un jour à son médecin quel était le liras qui semblait sortir de la muraille. A cette liste, nous pourrions prendre les noms de Cromwell , de Goethe et de beaucoup d'autres ; mais ils suffisent pour montrer combien ce phénomène est commun.
Le silence et l'horreur des cachots expliquent certaines hallucinations arrivées à des personnages remarquables par leur esprit et leurs talents. Comme clans les faits précé- dents , les fausses sensations ont été prises pour des réalités, sans que la raison en ait été altérée, résultat qui paraît tenir aux idées de l'époque, aux croyances religieuses , et à ce que ces erreurs ne blessaient en rien les habitudes de ceux qui les éprouvaient.
Obs. i 8. — Benvenuto, enfermé à Rome par ordre du pape, en était venu à un tel degré d'ennui et de souffrance, qu'il prit la résolution de se suicider. «Un jour, dit-il, décidé à en finir, je suspendis avec beaucoup d'efforts, au-des- sus de ma tête, un énorme morceau de bois qui m'au- rait écrasé ; mais comme je voulus le faire tomber avec la main, je fus arrêté, et jeté à quatre pas de là d'une manière invisible. Je fis ensuite réflexion sur la cause qui m'avait empêché de me donner la mort, et la jugeai toute divine. Pendant la nuit, mapparut en son^e un jeune homme d'une beauté merveilleuse qui me dit en ayant l'air de me gronder : Tu sais qui t'a donné la vie , et tu veux la quitter avant le temps. Il me semble que je lui répondis que je re- connaissais tous les bienfaits de Dieu. — Pourquoi donc , reprit-il, veux-tu les détruire ? Laisse-toi conduire, et ne perds pas l'espérance en sa divine bonté.
» Le gouverneur devint cruel pour moi. Le jeune invisible qui m'avait empêché de me tuer vint encore vers moi ; ei . d'une voix fort claire : ,Mon cher Benvenuto ! me cria-t-il,
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allons! allons! fais ta prière à Dion, et crie fort! Tout effrayé alors, je me jetai à genoux , et récitai mes oraisons accoutumées. La même voix me dit : Va te reposer à pré- sent , et sois sans crainte.
» Je demandais souvent à l'esprit invisible qui me donnait de si salutaires avertissements de me faire voir le soleil : c elait l'objet de tous mes songes. Je ne cessais d'implorer cette grâce à J.-C. par les prières les plus ardentes; lui promettant, si je l'obtenais, d'aller visiter son saint tombeau. C'était le i octobre 1 5 3 9 que je lui fis cette prière avec le plus de ferveur. La matinée suivante, m'étant réveillé une heure avant le jour, et m'étant revêtu d'un mauvais habit que j'avais, car il commençait à faire froid, je commençai mes oraisons, en suppliant J.-C. de me faire savoir, au moins par inspiration, s'il ne me croyait pas digne de voir le soleil, pour quelle faute je subissais une si rude pénitence. A peine eus-je fini, que je fus porté , comme par un coup de vent, par mon esprit invisible, dans une chambre où il m'ap- parut sous la figure d'un beau jeune homme , mais qui avait un air austère répandu sur toute sa personne. Là il me dit, en me montrant une multitude de personnages : Tous ces hommes que tu vois sont nés et morls jusqu'à ce moment (on sent que le pauvre Benvenuto était rempli de la lecture du Dante ). Je le priai de m'expliquer le motif qui le faisait agir ainsi : Viens avec moi , me dit-il , et tu verras.
» J'avais à la main un petit poignard, et je portais ma cotte de mailles; ayant marche plus avant, je vis, dans une salle immense, ces hommes qui allaient par foule de çà et de là. Ensuite l'esprit m ayant encore fait avancer par une galerie étroite , je me trouvai tout-à-coup désarmé, nu- tête, revêtu d'une chemise blanche , et marchant à sa droite; j étais dans une admiration mêlée de surprise, que je n'avais jamais éprouvée, parce que tous les lieux par où il me faisait passer m'étaient inconnus. Je levai les yeux et vis une muraille où brillait l'éclat du soleil; mais je ne
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pouvais le voir lui-même. Mou ami , dis-je à mon guide , comment rn'élever assez-pour voir la face de cet astre? Il me montra une petite échelle. Montez par là, me répondit-il. Je montai alors à reculons sur cette échelle ; je commençai peu à peu à voir le soleil; et, en montant davantage, je vis son globe tout entier. Comme la force de ses rayons me faisait baisser les yeux, je pris courage, et le regardai fixement: O soleil, que j'ai tant désiré voir! m'écriai-je alors, je ne veux plus contempler autre chose que toi, tes feux dussent-ils m'ôter la vue!
» Je restais donc devant lui avec un visage ferme; bien- tôt ses rayons se jetèrent sur la droite, et son globe en fut dépouillé tout entier, ce qui me mit dans une extase qu'il me serait impossible d'exprimer.
» Quelle grâce Dieu m'a faite, me disais-je; quelle est la puissance de sa vertu ! Le soleil était à nies yeux comme un cercle d'or le plus pur; tout-à-coup je le vis se gonfler, et il en sortit un Christ sur sa croix, de la même matière ; il avait une expression de bonté et une grâce que nul pin- ceau ne pourrait imiter. Tandis que je criais : O mira- cle! ô miracle! de quelle félicité je suis comblé ce matin! le Christ se dirigeait du côté où s'étaient jetés les rayons du soleil, qui se gonflait comme la première fois, et d'où sortit une belle Vierge, tenant son fils dans ses bras, et me faisant le sourire le plus doux. Deux anges étaient à ses côlés, et un pontife à genoux devant elle. Je voyais tous ces objets admirables, d'une vue claire et nette, et je ne cessais de glorifier Dieu à haute voix. Quand j'eus joui de ce mer- veilleux spectacle pendant un demi-quart d'heure, je fus soudain reporté dans ma prison; j'y continuai dy rendre grâces au Tout-Puissant en disant: Dieu m'a enfin rendu digne de voir ce que nul mortel n'avait encore vu ( i ) ! »
(i) Mémoires de ttenvenuto Gellini, écrits par lui-meme, traduits «le l'ita- lien par M. «In Saint-Marcel. Taris, i8aayp. a85, 290 el suiv.
COMPATIBLES AVEC LA HAISON. 61
Nous pourrons rapprocher de ce fait celui de Sylvio Pellico, dont nous parlerons ailleurs; mais chez ce der- nier, la cause de la vision était nettement appréciée.
C'est encore à cette influence des ténèbres, de la peur, for- tifiée par les croyances du temps, qu'il faut rapporter l'ob- servation suivante.
Ferriar pense que les premières visions eurent lieu dans le sommeil , et que les bruits de la seconde nuit ne furent que des réminiscences.
Obs. 19. — «En i/^r],à\t Bovet,je me trouvais avec quelques personnes honorables dans la maison d'un gentil- homme de l'ouest, qui avait été autrefois un couvent de femmes. Les domestiques et quelques unes des personnes qui l'avaient visitée parlaient beaucoup des bruits et des ap- paritions qui troublaient la tranquillité de la maison ; mais à cette époque les craintes avaient cessé à cause du grand nombre d'étrangers qui s'y trouvaient. A l'heure du coucher, l'intendant du gentilhomme, qui se nommait C, se rendit avec moi dans une belle chambre qu'on appelait l'apparte- ment des dames ; nous passâmes quelque temps à lire , puis nous nous couchâmes après avoir éteint la lumière. La lune éclairait si complètement l'appartement que l'intendant put lire un manuscrit. Nous finissions de nous entretenir de ce sujet (mon visage était tourné vers laportequi était fermée), lorsque je vis entrer cinq femmes fort jolies, d'une taille très élégante, richement vêtues, mais la figure couverte de voiles légers dont les bords traînaient jusqu'à terre. Elles étaient à la file et firent le tour de la chambre dans cet ordre , jusqu'à ce que la première vint se placer au côté de mon lit en me donnant un coup léger avec la main ; je ne me rappelle pas si elle était chaude ou froide.
» Je demandai, au nom delà Sainte-Trinité, ce qu'elles venaient faire; mais elles ne répondirent pas. Je m'adressai
62 DIvS HALLUCINATIONS
alorg à M. C: Voyez-vous, m'écriai-je, les belles dames qui viennent nous visiter ?
» Elles disparurent aussitôt.
» M.C. était dans une sorte d'agonie; je fus obligé de lui pincer fortement la poitrine avec la main droite pour en obtenir une parole: il me dit alors qu'il les avait vues, et m'avait entendu leur parler, mais qu'il lui avait été im- possible de répondre plus tôt, tant il était effrayé de l'aspect d'un monstre horrible, moitié lion, moitié ours, qui cher- chait à monter sur les pieds du lit. Il m'avoua que, quoi- qu'il eût depuis plusieurs années souvent entendu du bruit dans sa chambre, et que d'autres s'en fussent également plaints, il n'avait jamais ressenti une pareille frayeur. Le lendemain il montra au dîner la marque que je lui avais faite sur la poitrine pour l'obliger à parler, raconta très exactement ce qui s'était passé, et protesta qu'il n'habiterait plus la chambre. Pour moi, je résolus d'y coucher de nou- veau afin de pénétrer ce mystère.
» La nuit suivante, je pris une Bible avec moi dans l'inten- tion de passer le temps à lire et à méditer. Il était une heure lorsque je me couchai; à peine venais-je de me mettre au lit, que j'entendis marcher dans la chambre, on aurait dit du froufrou dune robe de soie traînant à terre; le bruit était très sensible, mais je ne pus rien distinguer , quoiqu'il fît aussi clair que la nuit j récédente. L'apparition passa aux pieds de mon lit, entrouvrit les rideaux, puis se dirigea vers la porte d'un cabinet à travers laquelle elle passa . quoiqu'elle fût fermée à la clef; elle parut ensuite gémir, pousser une chaise avec le pied, s'asseoir dessus et tourner les feuilles d'un grand in-folio. Ce manège dura jusqu'au point du jour. J'habitai depuis cette chambre à différentes reprises, mais je n'entendis plus rien (i). »
(i) Ferriar déjà cite, p. 89. — Richard Bovot , Paiidrcmonium or tlie
COMPATIBLES AVEC LA RAISON. 63
Le fait de l'apparition vue par deux témoins s'explique naturellement par la frayeur qui les subjuguait et par le cauchemar auquel l'un d'eux était en proie.
Obs. 10. — Le fameux Bodin, dans son livre De la Démo- nomanh des sorciers, raconte l'histoire suivante : « Je puis as- seurer d'avoir entendu, d'vn personnage qui est encore en vie , qu'il y auoit un esprit qui luy assistoit assiduelment et qu'il commença à bien cognoistre, ayant environ trent-sept ans. Tous les matins, sur les trois ou quatre heures, l'esprit frapoit à sa porte, et se leua, quelques fois ouurant la porte, et ne voyoit personne... Ayant vn sien amy secrétaire du Roy, qui est encore en vie , disnant avec luy, oyant que l'es- prit frapoit sur vne escabelle ioignant de luy, commença à rougir et à craindre; mais il luy dist, n'ayez pointde crainte, ce n'est rien. Il m'a asseuré que, depuis, tousiours il l'a accompagné, luy donnant vn signe sensible, comme le tou- chant à l'oreille dextre, s'il faisoit quelque chose qui ne fust bonne , et à l'oreille senestre s'il faisoit bien ; et, s'il venoit quelqu'un pour le tromper ou pour le surprendre, il sen- toit soudain le signal à l'oreille désire; si c'estoit quelque homme de bien, et qui vînt pour son bien, il sentoit aussi le signal à l'oreille senestre... S'il pensoit quelque chose mauvaise, et qu'il s'y arrestast, il sentoit aussi tost le signal pour s'en détourner... Et afin qu'il deuinastle songe par inspiration d'auec les autres resueries, qui aduiennent quand on est mal disposé, ou que on est troublé d'esprit, il estoit eueillé de l'esprit sur les deux ou trois heures du matin, et un peu après il s'endormoit : alors il auoit les songes véritables de ce qu'il deuoit aduenir. En sorte que il dist que depuis ce temps là, il ne lui est aduenu quasi chose, qu'il n'en ayt eu auertissernent, ny doubtedes choses qu'on
Devil's Cloyster, 1684, eighth relation, p. 202. — Scott, and Witchcrar't. London , i83o.
§l\ DI.S 1IAU.I CliSATIOAS
doibt croire, dont il n'en ayt eu résolution... Ainsi dist-il qu'il estoit souuent auerly de donner l'aumosne, et alors < j ne plus il donnoit l'aumosne, plus il sentoit que ses affaires prospéroient... Un jour estant en extrême danger de la vie, ayant prié Dieu de tout son cœur qu'il luy plust le préser- ver, sur le poinct du jour entre-sommcillant , il dict qu'il apperceut sur le lict où il estoit couché un jeune enfant vestu d une robe blanche changeant en couleur de pour- pre, d'vn visage de beauté esraerveillable; ce qui 1 asseura tort... (i).»
Guy Patin (Patiniana, pag. 3) a prétendu que l'histoire ci-dessus est celle de Bodin lui-même.
Arrêtons-nous quelques instants sur les considération, auxquelles donne lieu ce chapitre dont nous avons multi- plié à dessein les faits. Un grand nombre des portraits de cette galerie appartiennent à des personnages connus ; nous les avons choisis de préférence parce qu'il n'est jamais venu à l'esprit de considérer comme aliénés ceux auxquels ces hallucinations sont arrivées. Les uns, en effet, les ont ap- préciées ce qu'elles étaient, des jeux de l'imagination, des effets d'une mauvaise disposition du corps; les autres, mus par des idées superstitieuses, les ont expliquées en secret d'une manière conforme à leurs désirs; mais leurs discours, leurs actes, leur conduite, n'ont donné aucun indice d'un dés- ordre dans l'intelligence; peut-être même ont-elles été, pour quelques uns, la cause de grandes actions ! Plusieurs fois cependant on apu entrevoir le passage derhallucinatiou dans l'état sain à l'hallucination de la folie, sans toutefois pouvoir saisir lesdifférencesqui les séparent d'une manière tranchée, tant la question des limites sera toujours difficile à établir!
(i) J. Bodin Angevin, De la Démonomanie des sorciers, in-4°- Pans, i58o , p. 10 etsuiv. — A Rouen, il y a une édition in-8° publiée à Anvecs en i5g3.
DES HALLUCINATIONS COMPATIBLES AVEC LA RAISON. (35
Résumé. — On peut donc poser en principe , d'après l'exa- men des observations précédentes , qu'il y a des hallucina- tions qui existent avec la raison , soit que celle-ci en ait la conscience, soit qu'elle les accepte comme des réalités; mais 5 dans ce cas, les discours, les actions ne s'écartent point de la vie commune : l'hallucination est un fait excep- tionnel, qui n'a point d'influence fâcheuse sur la con- duite.
La coexistence de la raison et des hallucinations nous permettra d'expliquer plus tard, d'une manière convena- ble , les paroles et les actes des hommes célèbres qu'on a faussement accusés de folie.
Ces sortes d'hallucinations peuvent être produites à vo- lonté , soit physiquement, soit intellectuellement. Elles ap- paraissent quelquefois spontanément, sans qu'il y ait des signes de désordres dans l'organisation; mais souvent aussi elles sont dues à un dérangement des systèmes circulatoire et nerveux.
Quelques unes de ces hallucinations établissent la tran- sition de la raison à la folie.
La persistance des hallucinations, quoique leur nature soit bien connue, peut déterminer les accidents les plus graves, la mort même.
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6(i
DES HALLUCINATIONS SIMPLES
CHAPITRE III.
DES HALLUCINATIONS SIMPLES DES ALIÉNÉS.
Section première. — Hallucinations simples, mais folles par elles-mêmes.
— Leur action sur l'intelligence. — Hallucinations de l'ouïe les plus com- munes. — Conviction profonde des hallucinés. — La privation des sens ne les exclut pas. — Obs. d'hallucination de l'ouïe chez des individus sourds. — Hallucinations externes et internes, isolées ou combinées. — Hallucinations de la vue. — Visions. — Visionnaires. — Croyance aux apparitions. — Ces hallucinations varient comme celles de l'ouïe . — Hallucinations dans le cas d'affaiblissement ou de perte de la vue. — Les hallucinés croient voir dans l'intérieur de leur corps, disposition analogue à celle des magnétisés. — Hallucinations de la vue et de l'ouïe réunies. — Hallucinations du toucher. — Difficultés du diagnostic. — Certaines hallucinations tactiles se rapportent aux erreurs des hypochondriaques.
— Hallucinations de l'odorat, aussi rares que les précédentes. — Les hallucinations sans complication de l'une des formes de la folie sont
rares, mais elles sont très communes dans la folie et plusieurs autres
maladies. — Résumé.
— Section deuxième. — Hallucinations générales. — Résumé.
Section première. — Hallucinations simples , isolées.
La raison, jusqu'alors intacte, va subir l'influence de la folie ; abandonnant les rênes quelle avait si lontemps te- nues d'une main ferme, elle va céder la place à l'erreur, dont les volontés, les arrêts seront sans appel. Autant l'une met- tait de prudence et de circonspection dans sa conduite, au- tant l'autre agira avec opiniâtreté et emportement.
11 ne faut pas croire cependant que ce changement se fasse toujours sans transition. Plus d'une fois l'infortuné qui voit surgir l'hallucination pour la première fois, cherche à l'arrêter; et lorsqu après l'avoir longtemps harcelé elle se rapproche de plus en plus, il fait tous ses efforts pour ca-
DES ALIÉNÉS. 67
cher cette lutte à ceux qui l'environnent, garde le silence, devient triste, morose. Enfin, lorsque le mal Fa appréhendé au corps, il se débat encore, convient qu'il est Je jouet dune illusion. Il peut même arriver que ses actes ne soient point subordonnés à l'hallucination. Mais presque toujours celle-ci entraîne avec elle une conviction profonde à laquelle les malades sont soumis en esclaves , et dont ils suivent aveu- glément toutes les inspirations.
Hallucinations de fouie. — Tantôt l'halluciné entend une voix qui murmure à son oreille les paroles les plus étranges , les ordres les plus bizarres. C'est presque tou- jours dans le silence des nuits, à la chute du jour, dans l'obscurité et les ténèbres que se font entendre ces voix invisibles. Comment ne pas voir dans ce fait l'exagération d'un phénomène physiologique si commun chez l'homme? N'est-ce pas, en effet, à ces mêmes heures qu'il ressent ces nuances si variées de la peur contre lesquelles la/aison ne le met pas toujours en garde? Les hallucinations de l'ouïe sont les plus communes ; leur proportion a été évaluée aux deux tiers des autres. Elles se montrent plus souvent isolées; mais, dans un grand nombre de cas, elles sont combinées avec celles de la vue ou des autres sens.
Obs. 21. — M. N., âgé de cinquante -un ans, était préfet , en 1 8 1 1 , d'une grande ville d'Allemagne qui s'in- surgea contre l'armée française en retraite. Le désordre qui résulta de ces événements détraqua la téte du pré- fet; il se crut accusé de haute trahison et, par consé quent, déshonoré. Dans cet état, il se coupe la gorge avec un rasoir; dès qu'il a repris ses sens, il<mtend des voix qui l'accusent. Guéri de sa blessure, les mêmes voix le poursuivent; il se persuade qu'il est entouré d'espions, se croit dénoncé par ses ennemis. Ces voix lui répètent jour et nuit qu'il a trahi son devoir, qu'il est déshonoré, qu'il n'a rien de mieux à foire que de se tuer ; elles se servent suc-
(38 DES HALLUCINATIONS SIMPLES
cessivement de toutes les langues de l'Europe qui sont fami- lières au malade : une seule de ces voix est entendue moins distinctement, parce quelle emprunte l'idiome russe, que M. N. parle moins facilement que les autres. Au travers de ces différentes voix, le malade distingue très bien celle d'une dame qui lui répète de prendre courage et d'avoir confiance.
Souvent M. N. se met à l'écart pour mieux écouter et pour mieux entendre; il questionne, il répond, il provoque, il défie, il se met en colère, s'adressant aux personnes qu'il croit lui parler; il est convaincu que ses ennemis, à l'aide de moyens divers, peuvent deviner ses plus intimes pensées, et faire arriver jusqu'à lui les reproches, les menaces , les avis sinistres dont ils l'accablent. Du reste, il raisonne par- faitement juste, toutes ses facultés intellectuelles sont d'une intégrité parfaite.
Rentré dans son pays, M. IN ... passe l'été de 1 8 1 2 dans un château, y reçoit beaucoup de monde. Si la conversation l'intéresse ; il n'entend plus les voix; si elle languit, il les perçoit imparfaitement, et quitte la société , se met à l'écart pour mieux comprendre ce que disent ces perfides voix; il devient plus inquiet et soucieux. L'automne suivant, il vient à Paris: les mêmes symptômes l'obsèdent pendant sa route , et l'exaspèrent après son arrivée. Les voix lui répètent : Tue- toi, tu ne peux survivre à ton déshonneur... Non, non ! ré- pond le malade, je saurai terminer mon existence lorsque j'aurai été justifié; je ne léguerai pas une mémoire désho- noréeàma fille, lise rend chez le ministre de la police (Real), qui l'accueille avec bienveillance , et cherche à le rassurer; mais à peine dans la rue , les voix l'obsèdent de nouveau.
Confié à mes soins, le malade garde l'appartement, ne trahit point son secret. Après deux mois, il paraît désirer quejeprolonge mes visites. Je m'avise d'appeler les voix qui le tourmentent des bavardes; ce mot réussit, et à l'avenir il
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s'en sert pour exprimer leur horrible importunité. Je me hasarde à lui parler de sa maladie et des motifs de son séjour; il me donne beaucoup de détails sur ce qu'il éprouve depuis longtemps; il se prête un peu mieux à mes raisonnements, il discute mes objections; il réfute mon opinion sur les causes de ces voix; il me rappelle qu'on montrait, à Paris, une femme dite invisible , à laquelle on parlait, qui répondait à distance. La physique, disait-il, a fait tant de progrès qu'à l'aide de machines elle peut transmettre les voix très loin.
— Vous avez fait cent lieues ën poste et sur le pavé; le bruit de la voiture eût empêché vos bavardes d'être en- tendues...
— Oui, sans doute; mais avec leurs machines je les en- tendais très distinctement. — Les nouvelles politiques, l'ap- proche des armées étrangères sur Paris, lui paraissaient des fables inventées pour surprendre ses opinions. — Quel- que temps après, le siège de Paris a lieu; le malade reste convaincu que ce n'est point une bataille ,mais un exercice à feu. Il croit qu'on a imprimé les journaux pour lui. Le 1 5 avril, sortons-nous ? me dit-il brusquement et sans être provoqué. A l'instant nous nous rendons au Jardin des Plantes, où se trouvaient un grand nombre de soldats portant l'uniforme de toutes les nations. A peine avions-nous fait cent pas, que M. N. me serra vivement le bras en me disant : Rentrons, j'en ai assez vu; vous ne m'avez point trompé ; j'étais malade , je suis guéri.
Dès ce moment, les bavardes se taisent ou ne se font plus entendre que le matin, aussitôt après le lever. Mon con- valescent s'en distrait par le plus court entretien, par la plus courte lecture, par la promenade; mais alors il juge ce symptôme comme je le jugerais moi-même. Illeregarde comme un phénomène nerveux, et exprime sa surprise d'en avoir été dupe aussi longtemps. Il consent à l'application de quelques sangsues, à prendre des pédiluves , à boire quel-
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ques verres d'eaux minérales purgatives» Au mois de mai, il habite la campagne, où il jouit d'une santé parfaite, malgré les chagrins qu'il éprouve, et quoiqu'il ait eu le mal- heur d'y perdre sa fille unique. M. N. retourne dans son pays en 1 8 1 5 , où il est appelé au ministère.
Cette observation offre l'exemple d'une hallucination de l'ouïe la plus simple que j'aie recueillie. Seule, l'hallucination caractérisait l'affection cérébrale de ce malade ; ses inquié- tudes, ses défiances, ses craintes n'étaient que la conséquence de ce phénomène, qui a persisté pendant plus de deux mois, quoique le convalescent eût recouvré entièrement le libre exercice de l'entendement. L'habitude était-elle la cause de cette persistance ( i )?
Obs. aa. — Le malade qui fait le sujet de cette ob- servation, employé dans une administration de la capi- tale, avait montré beaucoup de capacité ; mais , tourmenté par son idée fixe, il cessa de s'acquitter aussi bien de ses devoirs, devint à charge à ses collègues, et fut obligé de quitter son bureau. Sa raison était parfaite quand il parlait de choses qui ne se rattachaient pas à son halluci- nation. Sur ce sujet, il était inébranlable, et faisait même valoir en Ba faveur des raisons fort spécieuses. Comme spé- cimen de son délire, nous transcrivons une lettre qu'il adressait à une autorité supérieure i
« Monsieur, j'ai eu l'honneur de vous écrire l'année der- nière au sujet d'un vol qui m'avait été fait. Depuis ce moment, et même dans un temps déjà plus reculé, on produisait à mes oreilles, chez moi et à mon bureau, une sorte de bruit étour- dissant qui m était insupportable. On proférait, en même temps, d'un lieu qui paraissait tout près de ma demeure, toutes sortes d'injures extrêmement grossières. On me nom maitdes individus, des objets divers, à tous les moments
(i) Esquirol , Des maladies mentales, .838. 2 vol. in-8 , fig. Tome I , p. 160.
DES ALIÉNAS. 71
du jour et de la nuit. J etais fatigué de ces roueries infer- nales; elies me causaient et me causent encore à certaines heures quelques distractions que toute ma présence d'es- prit ne réussit point à combattre heureusement.
« Pour combler la mesure de ces stupides et ennuyeux manèges, on a imaginé de m'envoyer chercher de la maison de santé du docteur de Boismont, où on continue le même supplice.
» Je viens d'écrire aux personnes de justice qu'on m'a dit devoir connaître des délits contre la liberté individuelle, et je pense qu'elles interviendront pour que la loi ait son plein et entier effet, et qu'il me soit permis de sortir d'un état si préjudiciable à mes intérêts. Je les ai priées de m'écrire ou de me faire demander toutes les fois qu'elles le jugeraient convenable, afin qu'elles puissent s'assurer par elles-mêmes, en l'absence des médecins, que ma raison est non seulement tout entière, mais qu'elle n'a jamais cessé d'être à l'état normal. Ceci , j'espère , les conduira à diriger des poursuites contre les coupables et à me rendre la liberté.
» Votre sollicitude bienveillante me fait penser que vous donnerez à cette affaire une issue favorable, et que d'ici à quelques jours je serai tout-à-fait libre de rentrer dans mon domicile, et de faire ce que je croirai devoir faire, en ne prenant que ma volonté pour arbitre. »
Les personnes en butte à des hallucinations tristes, font tous leurs efforts pour convaincre les autres de la réalité de leurs sensations, et, persuadés de leur vérité, ils accablent les autorités de réclamations. Quelquefois leurs prétendus griefs sont présentés avec tant d'adresse, qu'il faut un examen attentif et répété pour arriver à la connaissance du mal.
La privation des sens n'est point un obstacle à l'halluci- nation. Ce fait, qui nous paraît la meilleure ligne de démar- cation entre l'hallucination et l'illusion, prouve que les
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sensations, les images , une fois parvenues au cerveau , peu- vent s'y conserver longtemps.
Obs. a3. — Un Ecclésiastique, privé de l'ouïe, composait des poésies latines et françaises, des discours, des lettres, des sermons en plusieurs langues. Il se figurait écrire sous la dictée de l'Archange saint Michel, affirmant qu'il était incapable de produire lui-même autant et d'aussi belles choses (i). Madame M..., âgée de quatre-vingt-deux ans , presque complètement sourde, s'imagine que son mari, mort depuis plusieurs années, se promène sur les toits de l'établissement ; elle l'appelle nuit et jour, et dialogue avec lui : Ah ! mon Dieu, s'écrie-t-elle, il dit qu'il est nu : vite! portez- lui des vêtements. Il se plaint de n'avoir rien pris : qu'on lui donne un bouillon, un verre de vin ! Et elle pousse des gé- missements, des cris , pleure, et s'arrache les cheveux.
Les voix invisibles peuvent être externes et internes ; elles partent du ciel, des maisons voisines, de la terre, des coins d'un appartement, de la cheminée, des armoires, des ma- telas; mais elles peuvent venir de la tête, du ventre, d'un organe important. Monsieur, nous disait un jour un aliéné, il se passe là, nous montrant son estomac, de singulières choses ; j'entends continuellement une voix qui me parle, m'adresse des menaces, des injures. Et toute la journée, il inclinait la téte pour écouter.
Doit-on ranger les tintements d'oreilles parmi les halluci- nations de l'ouïe, ainsi que plusieurs médecins l'ont pensé ? Nous croyons que ce symptôme et d'autres analogues ap- partiennent aux illusions; car, dans le plus grand nombre de cas, il existe ou un battement artériel ou une autre mo- dification organique que l'aliéné transforme en sensation réelle.
Les hallucinations de l'ouïe sont parfois isolées ; mais
(OCalmeil, art. Hallucination,?. 5ig. - Dictionnaire en a 5 vol., i' édition.
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elles peuvent se combiner avec celles de la vue, des autres sens.
Hallucinations de la vue. De tout temps, ces hallucinations ont joué un rôle important dans l'histoire des peuples, et c'est à elles qu'a été plus particulièrement attaché le nom de visions, d'où la dénomination de visionnaires à ceux qui en étaient affectés. Point de nations, point d'hommes célèbres, qui n'aient subi leur influence. Dans les temps anciens, au moyen-âge, la croyance aux visions était générale. Les es- prits hantaient les châteaux, les cimetières; il n'était per- sonne qui n'eût eu son apparition. De nos jours , le nord de l'Europe, une partie de nos provinces, des pays entiers croient encore aux visions. Les auteurs sont remplis d'his- toires merveilleuses que le scepticisme ignorant du dix- huitième siècle avait reléguées parmi les contes de bonne femme, mais que la science plus éclairée explique aujour- d'hui d'une manière naturelle , destinée semblable à celle des récits d'Hérodote et de Marco Polo, d'abord très bien accueillis, puis rejetés pendant une longue suite d'années parmi les fables, et auxquels on rend maintenant la justice qui leur est due.
Par leur nombre et par leur fréquence , les hallucinations de la vue tiennent le second rang dans ces singulières aber- rations de l'esprit humain.
Obs. 24. — M. N..., âgé de quarante ans, éprouve des chagrins domestiques. A l'imitation de beaucoup de per- sonnes, il chercha à noyer sa tristesse dans le vin. Plu- sieurs mois avant sa maladie, il était devenu inquiet, bi- zarre. Le 3o avril 184.., sans avoir fait plus d'excès que de coutume, il fut pris d'un délire fébrile qu'on traita par les émissions sanguines-. Trente sangsues lui furent placées derrière les oreilles; elles donnèrent lieu à un écoulement qui dura plus de vingt-quatre heures. A l'aide de ce moyen et d'autres convenables, il y eut une courte rémission; mais
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bientôt les symptômes d'excitation reparurent; il fit en- tendre des menaces , poussa des cris de terreur; à châtfue instant il demandait son couteau pour tuer des malveillants. Ce fut dans une de ces crises qu'il fut conduit clans mon établissement.
A son entrée, je fus frappé de l'égarement de ses traits; la figure exprimait la crainte et la fureur; il ne cessait de s'agiter, de menacer, de pousser de grands cris, persuadé que des personnages étaient cachés dans sa chambre, sous le lit. A chaque instant il s'écriait: Où sont-ils? Le lende- main il fut mis au bain , où , suivant la méthode mise en usage depuis plusieurs années dans mon établissement, il resta huit heures, recevant la douche d'irrigation comme dans l'appareil des fractures. A chaque instant il deman- dait ce que cela signifiait, appelait le commissaire, le pro- cureur du roi , réclamait sa liberté. Remarquant que la vue des personnes de service l'excitait violemment, je le laissai dans l'isolement le plus complet. Pendant six jours il fut alternativement baigné, purgé, émétisé,peu nourri. Au bout de ce temps , il parut plus calme et demanda à me parler en particulier.
Lorsqu'il fut en ma présence, il s'exprima en ces termes : « Monsieur, j'ai été conduit avec raison dans votre établisse- ment; car j'étais alors dans une grande exaspération; je disais et je faisais des choses insensées; mes discours contre mafemme étaient dépourvus de bon sens. Je reconnais que sa conduite est excellente et que je n'ai rien à lui reprocher; mais si ma tête a été dérangée, il n'est pas moins vrai que cet état a été déterminé par la scène dont j'ai été témoin et que je vais vous raconter :
» J étais dans le bain qui m'avait été prescrit par le docteur à cause de mon exaltation fébrile, lorsque je vis, comme je vous vois maintenant, un homme entièrement/vêtu de noir qui venait d'entrer dans mon appartement; il me regardait
DES ALIÉNÉS. 7 5
attentivement, nie faisait des grimaces, cherchant à me tourmenter. Indigné d'une pareille conduite, je lui montrai, par l'expression de ma figure, combien j'étais mécontent; alors il s'approcha du tuyau du poêle, le saisit , grimpa jus- qu'au haut et disparut par l'ouverture. J étais encore tout étourdi de ce singulier spectacle, lorsque j'aperçus trois hommes qui sortaient de dessous le lit; ils s'avancèrent à ma rencontre, me firent les mêmes gestes et les mêmes grimaces que le premier. La fureur s'empara de moi , je demandai à grands cris mon couteau pour les tuer; ils montèrent également le long du poêle, et disparurent par le même trou. Je ne les avais jamais vus auparavant; mais leurs figures me sont tellement restées gravées dans l'esprit, que je les reconnaîtrais partout. Avant de s'éloigner, ils ont rempli mon drap et mes couvertures de vilaines bêtes de toute espèce. Certes, j'ai eu un moment d'exaltation; mais quant à la réalité de ces faits , je la signerais de mon sang. » Le calme et le sang-froid avec lesquels M. N. me débitait cette histoire étaient au moins aussi surprenants que son récit. Je ne lui fis aucune observation , parce qu'à la marche de la maladie je présumais que la guérison ne se ferait pas longtemps attendre, et que je savais par expérience que j'aurais en vain essayé de le désabuser, si même je ne l'a- vais irrité.
Quelques jours après, la conversation fut reprise sur ce sujet; je pensai qu'il était temps de lui parler franchement de son hallucination. Eh bien! me dit-il, admettons que ce soit une idée, ne suis-je pas assez bien pour que vous me laissiez retourner à ma maison, où j'ai absolument besoin? J'avais employé l'opium à la dose de 10 centigrammes chaque fois pendant quatre jours ; le seul effet physique fttt une transpiration assez abondante.
A la fin du mois, M. N. était complètement revenu à la raison ; il reconnaissait qu'il avait été dupe d'une erreur ,
'» DES HALLUCINATIONS SIMPLES
promettait d'éviter les causes qui avaient amené la maladie; il me demanda à rester encore un mois jusqu'à ce qu'il pût partir directement pour la campagne. Je l'ai revu deux ans après ; il était radicalement guéri.
Les hallucinations de la vue peuvent varier à l'infini ; car, n'étant le plus ordinairement qu'un reflet coloré des pen- sées habituelles, elles prennent autant de formes qu'il y a d'individualités.
Obs. 25. — L'aimable et savant Harrington, auteur d'O- céana, parlait très sensément de tout, à l'exception du sujet de sa maladie. Quand il était sur ce chapitre, il racontait de la meilleure foi du monde que ses esprits vitaux s'échap- paient de tous ses pores sous forme d'oiseaux, de mouches, d'abeilles, etc. Ses amis disaient qu'il parlait souvent de bons et de mauvais génies qui lui causaient de vives alar- mes. Il défendait ses opinions avec tant de force que son médecin était fort embarrassé pour lui répondre; il se com- parait à Démocrite, dont les admirables découvertes en ana- tomie l'avaient fait regarder comme un fou par ses compa- triotes, jusqu'à ce qu'Hippocrate les eût désabusés (i).
Un des arguments les plus puissants qu'on ait fait valoir contre l'extériorité des images dans l'hallucination, est l'af- faiblissement ou la perte de la vue. MM. Esquirol et Léluten ont cité plusieurs exemples. Il est incontestable que, dans la cécité, les hallucinations ont lieu dans le cerveau.
Obs. 26. — Un vieillard, mort âgé de plus de quatre- vingts ans, ne se mettait jamais à table, dans les dernières années de sa vie, sans voir autour de lui une nombreuse réunion de convives habillés comme on l'était un demi- siècle auparavant. Ce vieillard n'avait, qu'un œil d'une faiblesse très grande : aussi portait-il un garde-vue vert. De temps en temps il apercevait devant lui sa propre image qui semblait réfléchie par le garde-vue. Le docteur
(1) British Biography, vol. V, p. 4°-f»-
dés Aliénés. 77
Dewar, de Stirling, a rapporté à Abercrombie un exemple très remarquable de ce genre d'hallucination. La malade, entièrement aveugle , ne se promenait jamais dans la rue sans apercevoir une petite vieille à manteau rouge, tenant à la main une canne à bec de corbin. Cette apparition la précédait; elle ne se montrait pas quand cette dame était dans sa maison (i).
Ocs. 27. — Un aliéné voyait à sa droite , auprès du mur de sa cellule, des femmes charmantes auxquelles il adres- sait tantôt des injures, tantôt des compliments flatteurs. Cet aliéné était aveugle ; à sa mort, M. Calmeil constata l'atro- phie des deux nerfs optiques. — Une vieille demoiselle, que ses visions exaltaient beaucoup, se débattait contre un es- saim de spectres aériens qu'elle comparait à des effigies humaines , et qui formaient un nuage épais autour de sa personne. La nuit même, pour ne pas apercevoir ces cruelles ombres, elle se recouvrait constamment la figure d'un matelas (2).
On lit dans l'histoire de l'inquisition par Llorente que des possédés apercevaient dans leur corps des diables qui s'y tenaient cachés sous diverses formes. Plusieurs fois nous avons entendu des aliénés prétendre voir ce qui se passait dans leur cerveau, leur estomac, leurs intestins, leurs tis- sus les plus fins; mais, en les pressant de questions, on n'obtenait que des explications confuses ou bizarres, à moins que ces parties ne leur fussent connues. N'est-ce pas là un trait frappant de ressemblance avec le magnétisme, véritable état morbide du système nerveux qui ne donne, dans le plus grand nombre de cas , que des réminiscences ou des révélations semblables à celles des anciens oracles?
(1) John Abercrombie, Inquiries concerning the intellectual povvers , p. 379. _ Eleventh édition. London , 1841.
(2) Calmeil, art. Hallucination, p. 526. — Dictionnaire de médecine 2« édition, vol.XIV.
7 8 ♦ DES HALLUCINATIONS SIMPLES
Les hallucinations de l'ouïe et de la vue sont le plus souvent réunies; en voici plusieurs exemples que nous em- pruntons aux auteurs étrangers dont les ouvrages tiennent un rang distingué dans la science.
Obs. 28. — Il y avait, il y a quelques années, à Bedlam, un fou appelé Blake, surnommé le voyant; il croyait fer- mement , profondément, à la réalité de ses visions ; il con- versait avec Michel-Ange, il causait avec Moïse, il dînait avec Sémiramis; rien de charlatanique dans son air : il était convaincu. Le passé lui ouvrait ses portes ténébreuses, le monde des ombres accourait chez lui; tout ce qui avait été grand, étonnant, célèbre, venait par-devant Blake.
Cet homme s'était constitué le peintre des spectres; de- vant lui, sur sa table, des crayons et des pinceaux se trou- vaient toujours placés, et lui servaient à reproduire les physionomies et les attitudes de ses héros , qu'il n'évoquait pas, disait-il , mais qui venaient le prier d'eux-mêmes de faire leurs portraits. Les visiteurs pouvaient compulser de gros volumes, remplis de ces effigies, parmi lesquelles on remarquait le portrait du diable et celui de sa mère. Quand j'entrai dans sa cellule, dit l'auteur de cette notice, il des- sinait une fille dont le spectre, à ce qu'il prétendait, venait de lui apparaître.
Édouard III était un de ses habitués les plus assidus; pour reconnaître cette condescendance du monarque, il avait fait à l'huile son portrait en trois séances. Je lui adressai des questions qui devaient l'étonner, mais auxquelles il me répondit naïvement et sans aucun trouble.
Ces messieurs se font-ils annoncer ? Ont-ils soin de vous envoyer leurs cartes ? — Non; mais je les reconnais dès qu'ils paraissent. Je ne m'attendais pas à voir Marc-Antoine hier soir ; mais j'ai reconnu le Romain dès qu'il a mis le pied chez moi.
A quelle heure vos illustres morts vous rendent-ils
DES ALIÉNÉS. 79
visite ? — A une heure; quelquefois leurs visites sont longues , quelquefois courtes. J'ai vu ce pauvre Job avant- hier; il n'a voulu rester que deux minutes; j'ai eu à peine le temps d'en faire une esquisse que j'ai ensuite copiée à l'eau- forte... Mais chut... Voici Richard III !
— Où le voyez-vous ? En face de vous , de l'autre côté de la table. C'est sa première visite. — Comment savez-vous son nom ? Mon esprit le reconnaît; mais je ne sais pas comment. — Quelle est sa physionomie ? — Rude, mais belle : je ne vois encore que son profil. Le voici de trois quarts; ah ! maintenant il se tourne vers moi : il est terrible à contempler.
— Pourriez-vous le questionner ? — Assurément ; que voulez-vous que je lui demande ? S'il prétend justifier les meurtres qu'il a commis pendant sa vie. — Votre demande lui est déjà parvenue; nous conversons d'âme à âme, par intuition et par magnétisme. Nous n'avons pas besoin de paroles. — Quelle estla réponse de Sa Majesté ? — La voici, un peu plus longue qu'il ne rae l'a donnée. Vous ne com- prendriez pas le langage des esprits. Il dit que ce que vous appelez meurtre et carnage n'est rien; qu'en égorgeant quinze ou vingt mille hommes , on ne leur fait aucun mal ; que la partie mortelle de leur être non seulement se con- serve, mais passe dans un meilleur monde , et que l'homme assassiné qui adresserait des reproches à son assassin se rendrait coupable d'ingratitude, puisque ce dernier n'a fait que lui procurer un logement plus commode et une exis- tence plus parfaite. Mais laissez-moi, il pose très bien maintenant, et si vous dites un mot, il s'en ira.
Blakeest un homme grand, pâle, parlant bien, vraiment éloquent, qui ne manque pas de talent comme graveur et comme dessinateur (1).
Spinello, en peignant la chute des mauvais anges , repré-
(i) Revue britannique, juillet 1823 , p. 184.
ou DES HALLUCINATIONS SIMPLES
sema Lucifer sous un aspect si horrible qu épouvanté lui- même de son travail il ne cessa .l avoir devant les veux la figure du diable qui lui reprochait la forme affreuse qu'il lui avait donnée dans son tableau (1).
Les malades ont souvent l'habitude d écrire l'histoire de leurs souffrances : aussi trouve -t -on quelquefois dans ces volumineux recueils des détails intéressants. L'ouvrage de l'halluciné Beaumont mérite d'être consulté , parce qu'il contient un exemple très complet d'hallucination de la vue et de l'ouïe.
Obs. 29. — « J'apercevais, dit Beaumont, des centaines de personnages, mais ils cessaient d'être visibles la nuit, quand il n'y avait pas de lumières. Deux de ces esprits m'accompagnèrent constamment pendant trois mois ; ils s'appelaient par leurs noms. D'autres venaient souvent à la porte, leur demander si tels et tels qu'ils nommaient se trouvaient là, et les , premiers répondaient qu'ils y étaient.
» Quant à ceux qui m'accompagnaient, il me fut impos- sible de savoir leurs noms : seulement , l'un des esprits, qui vint pendant quelques nuits avec les autres, en sonnant une petite cloche à mon oreille, répondit à ma demande qu'il s'appelait Ariel. Les deux ombres qui marchaient sans cesse à mes côtés étaient habillées en femmes, brunes de peau et avaient trois pieds de haut; elles portaient des robes noires à filet attachées par une ceinture au milieu, et sous la robe de filet une autre robe de couleur d'or qui jetait un vif éclat. Leurs bonnets étaient blancs, ornés de dentelles de trois doigts de large, recouverts d'un filet.
» Comme les individus doués de la seconde vue, j'ai sou- vent aperçu , tandis que j'étais assis au foyer en compagnie d'autres personnes , des esprits dont je désignais la place.
(1) Tissot, Serai, inaug. de litteratorum valetuditie, p. 20.
DES ALIENES. 01
Un jour, un deux m'appela , fit claquer son doigt à mon côté et s'élança en arrière; un autre, que je n aimais pas, aérant présenté à la porte, je me saisis d'une paire de pin- cettes , le frappai , et il disparut.
» Je ne voudrais pas pour tout For du monde éprouver de nouveau ce que j'ai souffert dans deux visites des esprits. La première fois ils me causèrent une certaine frayeur, parce que la chose était entièrement nouvelle et inat- tendue ; à cette époque cependant ils ne se montraient pas, ils se contentaient de m'appeler aux croisées de ma chambre, de tirer les sonnettes, de faire de la musique; mais à leur seconde visite , ma terreur augmenta, car alors, au nombre de cinq, ils me dirent qu'ils me tueraient si je parlais à quelqu un de la maison de leur présence. Plein de frayeur, je fis veiller un domestique près de moi pendant quatre nuits.
» Un de ces esprits, sous la forme d'une femme, se cou- chait chaque soir à mes côtés , en me disant qu'il me tue- rait si je m'endormais, ce qui me tint trois nuits éveillé. Sur ces entrefaites, un de mes parents alla à mon insu con- sulter un médecin de ma connaissance, le priant de me prescrire quelque chose pour me faire dormir. La quatrième nuit, comme je tombais de sommeil, l'esprit me menaça encore de la mort; exaspéré de cette conduite, je lui dis que je m'étais comporté en chrétien, que je ne les craignais pas, et, m'einparant d'une canne, je frappai sur le plancher. Mon parent, qui couchait au-dessus de moi, se leva, descendit dans ma chambre vers deux heures du matin ; je lui dis: Vous me voyez tout troublé et privé de sommeil depuis quatre jours , la faute en est à cinq esprits qui sont maintenant dans mon appartement; ils m'ont menacé de me tuer si je révélais leur existence et si je m'endormais; il m'est impossible de m'en empêcher; je vous en avertis pour que vous vous teniez sur vos gardes. Je dormis ensuite
02 1>ES HALLUCINATIONS SIMPLES
toute la nuit ; et je continuai de le faire quoique je les visse encore sans cesse pendant trois jours (i). »
Nous pourrions rapprocher de ce fait celui de Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, surnommé lefléau des farfadets , qui a publié ses hallucinations en trois gros volumes (2).
A cette classe de perceptions morbides appartiennent les visions de Christophe Kotter qui firent tant de bruit dans le xviie siècle.
( )ds. 3o. — Lafpremière vision de Kotter eut lieu en 1 6 1 9. Pendant un voyage à pied , un homme lui apparut en plein jour, pour lui ordonner d informer les autorités civiles et militaires que de grands malheurs menaçaient l'Allema- gne, en punition des péchés du peuple, après quoi il dispa- rut. (On trouve une grande similitude entre cette histoire, celles de Charles VI et du paysan Martin. ) Le même homme se présenta à lui à différentes reprises, et l'obligea par ses menaces réitérées à faire sa déclaration publique devant les magistrats de Sprolaw.
Les apparitions prirent ensuite un aspect plus imposant ; dans une circonstance, l'ange (car il dit à Kotter qu'il ap- partenait à la milice céleste ) lui montra trois soleils rem- plissant la moitié des cieux, et neuf lunes avec leurs crois- sants tournés vers l'est remplissant l'autre moitié. Au même moment, une fontaine magnifique d'eau limpide et pure jaillit sous ses pieds d'un sol aride. Une autre fois il vit un lion puissant foulant aux pieds la lune, et sept autres lions autour de lui dans les nuages.
Tantôt il apercevait des troupes ennemies couvertes d'ar- mes splendides qui marchaient les unes contre les autres, ou des dragons d'une taille énorme qui faisaient divers
(1) John Ferriar, An Essay towards a Theory of apparitions, p. 68. London, 1 8 1 3. — Beaumont's Treatise , p. 91.
(2) Les Farfadets , ou tous les démons ne sont pas de l'autre monde, par Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, 3 vol. in-8°. Paris, 1821.
DES ALIÉNÉS. 83
mouvements; tantôt il parcourait des palais dont les habi- tants dévoraient des monstres.
il fut à la fin accompagné par deux anges, qui le quit- irient, se montrèrent de nouveau à lui en lui disant: Ne vous effrayez pas, mais observez attentivement ce que vous verrez. « Tout-à-coup j'aperçus , dit-il , un cercle comme le soleil de couleur sanglante, mêlé détaches blanches et noires; et lorsqu'ils m'eurent dit: Contemple! fais atten- tion ! ne crains pas! il ne t'arrivera aucun mal ! j'entendis trois coups de tonnerre si forts , si effrayants , que j'en fus anéanti. Mais le cercle se tenait devant moi et s'approchait tellement, que j'aurais pu le toucher avec la main. Il était si agréable à la vue, que je n'avais jamais rien contemplé de pins beau. Les taches noires disparurent, et il survint une obscurité affreuse dont il sortit, un cri horrible quoique je ne visse personne. Puis j'entendis ces paroles de lamenta- tion : Malheur à nous qui nous sommes abandonnés au nuage noir et qui avons été enlevés du cercle coloré de la grâce divine dans lequel Dieu nous avait enfermés (r). »
Hallucinations du toucher. On a dit qu'elles étaient très difficiles à étudier, parce quelles se confondaient avec les névralgies et les illusions viscérales ; mais il est hors de doute qu'il y a des hallucinés très en état de rendre compte de leurs sensations, qui assurent avoir été pinces, frappés, avoir reçu des décharges électriques sur différentes parties du corps. Dernièrement nous examinions avec MM. Foville, Michon et Séguin un jeune homme qui nous affirmait que les magniteux(il voulaitdire les magnétiseurs) lui lançaient à chaque instant la magnésie, le magnisine sur la poitrine, le dos, les jambes, et qu'il sentait très bien le contact de cot agent. Il n'avait aucune douleur névralgique.
Ocs. 3i. — Mathews, dont Haslam a rapporté la cu-
(1) Ferriar déjà cité. — Comenius, lux è lenebris, p. i m.
8/i DES H ALL L Cl >i ATIONS SIMPLES
rieuse observation dans un mémoire, se croyait le martyr d'une troupe de misérables, demeurant dans un lieu in- connu près de Londres. Ces persécuteurs par leur habi- leté dans la chimie pneumatique, avaient le pouvoir de lui infliger plusieurs espèces de tortures. Tantôt ils lui serraient fortement les fibres de la langue , tantôt ils éten- daient un voile sur son cerveau, et interceptaient ainsi la communication entre son esprit et son cœur. D'autres fois ils lui mettaient despierres dans la vessie , ou lui faisaient entrer à volonté des idées qui flottaient à l'aventure dans sa téte. A l'aide du fluide magnétique, ils le serraient au point de l'étouffer, lui introduisaient de force des gaz sous le crâne, lui allongeaient le cerveau, lui distendaient les nerfs, et jetaient le désordre dans toutes ses pensées. A force de rechercher par quel moyen ces malfaiteurs invisibles le faisaient ainsi souffrir, il imagina une machine fort bizarre dont il traça le plan. Les assassins, comme il les appelait, avaient des machines semblables dans un grand nombre de lieux différents, et ils s'en servaient pour tourmenter une multitude de personnes , ou pour leur faire faire ce qu'ils voulaient (1).
M. Calmeil rapporte l'observation d'un vétéran qui se sentait chaque soir clouer dans une bière, emporter sui- des bras d'hommes, parunevoie souterraine, deCharenton à Vincennes, où une messe des morts lui était chantée dans la chapelle du château. Les mêmes personnages invisibles le rapportaient ensuite et le déposaient dans son lit.
Nous avons donné des soins à un Anglais qui croyait qu'on l'enlevait la nuit, pour le transporter dans des pays éloignés, à Lorient, au Caire , à Londres ; il se plaignait des mauvais traitements que lui faisaient éprouver les agents
(0 Illustrations of madness cxlnbiting a singular case of insanity b* JohnHaslam. London, ioi3.
DES ALIÉNÉS, 85
qui étaient chargés de cette mission. A l'entendre, ils lui serraient les bras,îe cou, lui faisaient des meurtrissures. Cette idée le rendait fort malheureux. — Madame D... me montre très souvent .a marque des coups qui lui ont été donnés pendant la nuit par des individus qui veulent lui faire violence; leurs sévices ne se bornent pas là, très souvent ils la prennent de force et commettent mille hor- reurs par des voies insolites; ce sont presque toujours des jeunes gens qui se rendent coupables de ces méfaits. Dans des temps plus reculés, le diable eût été accusé de ce crime, dans lequel il ne faut voir que l'exagération d'un fait physiologique que beaucoup de personnes ont pu apprécier.
Les sorciers allaient au sabbat sur un manche à balai , sur un bouc, sur les épaules d'un homme velu; ils perce- vaient le mouvement du transport. La sensation de voler s'observe assez communément. Très souvent, dans les rêves, nous nous sommes sentis emportés avec la rapidité d'une flèche; nous franchissions des espaces considérables, en rasant le sol. Nous avons constaté ce fait chez un littérateur de nos amis, que nous avons trouvé plusieurs fois les yeux fixes et qui nous disait dans les premiers moments : Je vole , ne m'arrêtez pas. Lorsqu'il était revenu à lui , il nous ra- contait les sensations qu'il avait éprouvées, il lui semblait alors qu'il volait réellement. Cette sensation est fort an- cienne: saint Jérôme rapporte qu'il lui est souvent arrivé de se sentir, en songe, voler au-dessus de la terre, des monta- gnes, des mers, etc. (1).
Les sensations tactiles si bizarres qu'on a notées chez plusieurs aliénés, nous paraissent devoir se- rattacher de préférence auxill usions des hypochondriaques.
Parmi les hallucinés qui ont présenté des particularités remarquables du sens du toucher, il ne faut pas oublier
(i) Saint-J.'iome, Polémique , c. Rafin, liv. I. Panthéon littéraire.
I
flD UKS NALU'CINATIONS SIMPLES
Berbiguier, qui croyait qjfc les Jariadets allaient et venaient continuelle ment sur son corps, sappuyaiwt mo lui pour le fatiguer et l'obliger à s asseoir. Ces ennemis invisible.-, u.vn- geaient sur lui jour et nuit, et leur pesanteur était quelque- fois telle qu'il craignait d étouffer. Pour se défendre contre leur puissance, il imagina de les saisir sous son linge avec dextérité, et de les fixer à ses matelas avec des milliers d'épingles , ou bien il les mettait en bouteilles (i).
Hallucinations de l'odorat.On a constaté qu'elles pouvaient se montrer au début de toutes les folies , et surtout dans Le délire partiel. Les auteurs font la remarque que les saints embaument les appartements , et que les diables les empes- tent. Les hallucinations de l'odorat , comme celles du goût ne sont presque jamais isolées; on les trouve unies à celles de l'ouïe , de la vue, du toucher. Elles sont bien moins fréquentes que les autres.
Les aliénés qui éprouvent des hallucinations de l'odorat se plaignent d'être poursuivis par des émanations fétides, désagréables , ou bien ils croient respirer les parfums les plus suaves , et cependant il n'existe aucun corps odorant auprès d'eux ; quelques uns même, avant d'être malades , étaient privés de l'odorat. Une aliénée prétend qu'il y a sous la Saipêtrière des souterrains dans lesquels on égorge une multitude d'hommes et de femmes ; elle sent chaque jour une odeur affreuse provenant de la putréfaction de tous ces cadavres enfouis sous la terre (2). Nous avons eu dans notre établissement une dame qui, à la suite d'une tentative d'asphyxie , sentait partout l'odeur du charbon ; elle se bouchait le nez, respirait du vinaigre; cette odeur la sui- vait toujours. — M- Esquirol rapporte un fait semblable.
Hallucinations du goût. Elles ne sont pas plus communes
(1) Berbiguier, Ouvrage cité, tome I, p. 126 etsuiv.
(2) Lélut 4 Ouvrage cité.
DES ALIÉNÉS. 87
que les précédentes, Les malades , surtout ceux qui sont dans la première période de la démence avec paralysie gé- nérale, expriment leur satisfaction des bons repas qu'ils viennent de faire ; ils vantent la saveur des mets , l'arôme des vins, et cependant ils n'ont rien mangé. Une dame qui a été remarquable par son esprit, passe ses journées à savou- rer des plats imaginaires. Quelquefois les impressions sont pénibles. Celui-ci croit mâcher de la chair crue, broyer de l'arsenic, dévorer de la terre; le soufre, la flamme, embra- sent sa bouche; l'autre avale le nectar et l'ambroisie (i).
Les hallucinations sans complication de l'une des formes principales de la folie sont rares , et l'on peut dire qu'à ce point de vue elles ont de nombreux rapports avec les mo- nomanies pures. Presque toujours, en effet, l'observation montre quelques désordres des facultés intellectuelles, des qualités affectives, des penchants, etc, JNous prendrons pour exemples trois des observations que M. Lsquirol donne comme des hallucinations simples. L'un de ces hal- lucinés s'exprime avec convenance et en termes choisis sur la religion et les miracles, et, pendant cette conversa- tion grave, il dessine une foule d'objets bizarres. L'autre, qui n'offre que des hallucinations de 1 ouïe, juge mal de sa position , et n'apprécie point convenablement les per- sonnes , les choses, les événements. Un troisième enfin, après avoir écrit plusieurs pages pleines d'enthousiasme et très bien coordonnées, ajoute que J.-C. va venir.
L'expérience a prouvé sans doute que les hallucina- tions pouvaient se manifester chez des hommes qui n'ont jamais déliré; mais elies sont un des éléments du délire qu'on rencontre le plus souvent dans les aliénations men- tales , dans un certain nombre de maladies nerveuses, dans plusieurs affections inflammatoires et dans quelques fiè- vres graves.
(i) Esquirol , Des maladie* ment., t. I, p. 196, etc.
88 DES IIAU.rciNATlONS SIMPLES
Résumé. — Dans les hallucinations compatibles avec la raison, l'erreur est presque toujours reconnue , ou si elle échappe à l'attention , elle n'exerce aucune influence sur la conduite. Dans les hallucinations folles par elles-mêmes, les actes, clans l'immense majorité des cas, sont les consé- quences des sensations morbides, tant la conviction de l'aliéné à leur réalité est profonde.
— Les hallucinations de l'ouïe sont les plus communes; on les évalue aux deux tiers des autres; l'affaiblissement ou la privation des sens n'en est point un obstacle à leur production ; ce caractère les sépare complètement des illu- sions.
— Le plus ordinairement, les hallucinations de l'ouïe viennent du dehors; mais quelquefois aussi elles ont leur siège dans l'intérieur du corps; elles sont souvent isolées ; mais elles peuvent se combiner avec celles de la vue, et moins fréquemment avec celles des autres sens.
— Les hallucinations delà vue , moins nombreuses que les précédentes , sont celles qui ont le plus fixé l'atten- tion. C'est à elles que se rattache le fait si curieux des visions. De tout temps, les visionnaires ont joué un rôle important dans l'histoire. Ces hallucinations n'étant qu'un reflet coloré des pensées habituelles, peuvent varier à l'infini, et prendre autant de formes qu'il y a d'individus. Leur production ne se lie pointa l'intégrité du sens, puis- que des aveugles en ont été affectés.— Les hallucinés croient voir dans l'intérieur de leur corps, disposition qu'on re- trouve chez les magnétisés et les somnambules. — Les hal- lucinations de la vue sont souvent unies à celles de l'ouïe; de leur concours peuvent résulter les faits les plus singuliers.
— Les hallucinations du toucher sont moins distinctes que les précédentes, parce qu'elles sont souvent confondues avec les névralgies et les illusions viscérales; des faits bien observés en mettent l'existence hors de doute.
DES MiïÉNÉS. 89
— Les hallucinations de l'odorat et du goût viennent après les précédentes par l'ordre de fréquence; celles de l'odorat peuvent s'observer au début de toutes les folies. Ces hallucinations ne sont presque jamais isolées , elles se combinent avec les autres, et surtout avec les illusions.
Les hallucinations sans complication sont rares , pres- que toujours elles sont liées à l'une des formes de la folie.
Section deuxième. — Hallucinations générales.
Les hallucinations de tous les sens réunis sont peu com- munes, car il est arrivé qu'on a souvent confondu des hal- lucinations de l'ouïe et de la vue avec des illusions du toucher, du goût et de l'odorat. L'analogie et le raisonne- ment prouvent cependant qu'elles peuvent exister, et l'ob- servation ne laisse aucun doute à cet égard.
Parmi les faits curieux de ce genre, nous citerons les sui- vants :
Ons. 32. — Mademoiselle***, âgée de quarante ans, très nerveuse et par suite fort impressionnable, a toujours été d'une extrême mobilité. Dans sa jeunesse, elle ne pouvait se livrer à aucune étude sérieuse; aussi les médecins avaient-ils recommandé à ses parents de lui faire faire de préférence des exercices gymnastiques. Cette dame n'a point eu d'enfants. Sa position de fortune est heureuse , ses parents sont forts, sains d'esprit; mais elle a un frère dont létat offre beaucoup de rapport avec le sien. Son ex- térieur annonce la santé, ses cheveux sont châtains, son teint est coloré et son embonpoint ordinaire.
Il y a dix ans , elle a commencé à éprouver les premiers symptômes de la maladie dont elle est maintenant affligée Elle voyait des personnages aux formes les plus bizarres; ces aberrations visuelles ne l'empêchaient pas de vaquer à ses occupations. Les règles venaient assez mal, les autres
90 DES HALLUCINATIONS GÉNÉRALES
fonctions se faisaient bien. Il y a six mois, les hallucina- tions, qui jusqu'à cette époque avaient été supportables et éloignées, se rapprochèrent; la vue ne fui plus le seul sens lésé, tous les autres s'altérèrent à leur tour. Le désordre le plus apparent porta sur l'ouïe; à chaque instant elle en- tendait des voix qui avaient pris leur domicile dans son estomac. Ces voix faisaient son tourment, elles lui comman- daient toutes ses actions , l'avertissaient de ce qui se pas- sait en elle, lui disaient que ses règles devaient arriver tel jour; elles lui fournissaient des renseignements sur les ma- ladies, et elle pouvait 'alors prescrire des médicaments qui lui semblaient très raisonnables.
Les voix lui donnaient des indications très précises sur le caractère, les penchants dès personnes; elle aurait pu alors révéler des particularités fort curieuses. Par moment elle s'exprimait en termes plus choisis quelle n'était dans l'habitude de le faire; cette abondance, cette facilité, cette richesse d'expressions, elle les devait aux voix, car, lorsque c'était elle-même qui agissait, elle parlait beaucoup plus simplement. Souvent les voix s'entretenaient de sujets d'un ordre élevé; leurs discours roulaient sur la géographie, la grammaire, l'art de parler; ils la reprenaient quand elle s'énonçait mal, en lui faisant connaître les fautes quelle avait commises.
Les voix lui disaient les choses les plus étranges. Un jour elleslui firentaccroire qu'eileétaitpossédée, ce qui éiaitd'au- tant plus surprenant qu'elle n'avait pas été élevée dans des idées superstitieuses; elle alla trouver un curé fort instruit pour se faire exorciser. Il lui est resté depuis eette époque des idées pénibles sur l'éternité, les peines à venir , qui la jettent par moment dans un profond désespoir. Lue lois les voix lui révélèrent qu'elle deviendrait reine, qu'elle jouerait un grand rôle dans le monde; elle ne communiqua cette idée a personne , elle la concentra en elle-même pen-
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dant plusieurs mois, attendant les effets lie la promesse; mais rien ne se réalisant, elle s'aperçut que les voix l'avaient trompée, ce qu'elles fout presque toujours. Le plus ordi- nairement, elles lui tiennent les discours les plus singuliers, les plus bizarres, les plus exécrables; elle n'y pourrait ré- sister, si elles ne changeaient de ton pour lui dire des choses extrêmement comiques et qui la font rire. Elle les entend plaisanter, se moquer; puis elles l'assaillent plus violem- ment que jamais , gâtant comme les harpies tout ce qu'elles touchent, tout ce qu'elles font. Ainsi, veu t-elle boire un verre d'eau sucrée, elles lui disent que l'eau est empoisonnée; et pendant plusieurs heures elle est dans un état affreux. A chaque instant les voix la poussent à se noyer, mais elle éprouve une résistance intérieure qui l'empêche de leur céder ; elle craint cependant de céder à la tentation.
Quand elle est à la promenade, les voix lui crient, lors- qu'une femme bien mise passe à côté d'elle, qu'elle porte du musc; à l'instant elle sent cette odeur qu'elle a en hor- reur. Si c'est un homme, elle sent aussitôt l'odeur du tabac, quoiqu'elle reconnaisse que ces prétendues odeurs n'exis- tent que dans son imagination.
Souvent elle a des visions singulières, son appartement se remplit de personnages; ce sont des figures de toute es- pèce, des processions nombreuses qui défilent devant elle; ou bien elle distingue des individus qui n'ont que la moitié de la figure, le profil, un œil; ils sont grands, petits, contre- faits, prennent les formes les plus extraordinaires. Dans d'autres circonstances , elle voit son œil qu'on lui arrache, il fuit devant elle comme si on l'évidait.
Les aliments qu'elle mange ont des goûts infects, ils ont perdu leur saveur naturelle; ou bien il lui semble qu'elle avale du vinaigre, du fromage de Gruyère qu elle a en hor- reur. Met-elle la main à un plat , très souvent les voix lui donnent une de ces saveurs pour l'empêcher d'y goûter.
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Lorsqu'elle marche, elle se sent toute couverte d'eau , le froid du liquide lui pénètre le corps, elle essuie alors avec les mains ses vêtements mouillés.
Celte dame dit qu'elle sait bien que ces voix proviennent d'une affection nerveuse, mais elles sont plus fortes que son raisonnement ; elles la subjuguent, la dominent. Leur pouvoir est si grand, qu'elles la font aller partout où elles veulent ; ce sont elles qui lui ont dit, il y a quelques mois, de se rendre à Paris pour consulter les plus fameux méde- cins ; elle a résiste pendant longtemps, parce qu'elle croyait cette démarche inutile; puis elle est venue chez M. le pro- fesseur Fouquier qui lui a conseillé un vésicatoire et du tilleul, moyens qui ne peuvent lui faire que le plus grand mal. Il lui faut des bains chauds, des bains froids, et surtout du vin de Bordeaux naturel. Hier les voix lui ont dit d'aller à Bercy chercher du vin ; elle a traversé tout Paris pour s'y rendre, et une fois arrivée dans cet endroit, les voi* lui ont affirmé que le vin ne valait rien.
Les voix Lavaient engagée à prendre un bain, en promet- tant de se taire; mais à peine y est-elle entrée , qu'elles ont fait un vacarme si effroyable qu'elle a été obligée d'en sor- tir immédiatement. Les voix ne veulent plus qu'elle parle, elles lui troublent les idées, elle ne peut plus s'exprimer que difficilement. En effet, elle bredouille, répète les mêmes mots , cherche ce qu'elle veut dire , mais elle sent son état. Pour contre-balancer cette influence des voix , elle regarde fixement les personnes afin qu'elles lisent dans ses yeux ce qu'elle n'est pas en état d'exprimer clairement.
Souvent elle s'aperçoit que les voix lui font faire des choses déraisonnables; elle veut s'y opposer, mais elles l'entraînent, la forcent à obéir; elles ont un pouvoir irrésistible.
Cette dame, qui nous avait été recommandée par M. Fou- quier, voudrait entrer dans une maison de santé pour que ïe médecin l'observât et qu'il ouvrît son corps après samort.
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Du reste elle sait ce qu'il contient, c est de l'air; son cerveau en est également rempli. Depuis quinze ans, sa moelle épi- nière est desséchée, détruite. Après avoir ainsi parlé, elle ajoute: Je sais que c'est une véritable monomanie, mais les voix sont plus fortes que ma propre volonté ; j'ai la convic- tion que tout cela finira mal, je voudrais me faire traiter, il m'est impossible de rester en place.
Que de réflexions curieuses pourrait fournir ce fait re- marquable! D'abord désordre de toutes les sensations, puis désordre du moi ; lutte de l'intelligence contre les sens révoltés; conscience momentanée des illusions, puis triom- phe de ces mêmes sens sur la raison ; entraînement de la volonté qui se débat en vain contre la force qui la pousse. Est-il, en effet, de spectacle plus digne des méditations du philosophe que la vue de cette femme qui reconnaît que ses sens sont abusés, qu'elle est le jouet de chimères, et ne peut cependant échapper à leur influence? Cent fois trompée, persuadée qu'il en sera presque toujours ainsi , elle n'en fait pas moins ce que les voix lui commandent, et se rend dans tous les lieux qu'elles lui désignent. Un fait psycholo- gique qui n'échappera point à l'attention des observateurs , c'est cette nouvelle manifestation du principe de dualité en vertu duquel malade, accablée par les railleries, les plaisanteries, les menaces, les horribles propos , prête à s'a- bandonner au désespoir, se trouve tout-à-coup consolée par des paroles bienveillantes, des encouragements. On dirait de deux esprits, l'un méchant, l'autre bon, qui la tirent cha- cun de leur côté. Depuis dix ans que dure cet état patholo- gique, la malade n'en vaque pas moins à ses affaires ; elle dirige elle-même l'administration de ses biens , remplit tous les devoirs de la vie sociale; et, quoique depuis six années les fausses sensations ne lui laissent pas un seul instant de repos, rien n'est changé dans ses habitudes , seulement elle comprend d'une manière intuitive que la raison va lui
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échapper* et felle cherche^ dans des conseils qu'elle ne peut suivre, un soulagement à ses maux.
Sous le rapport de la médecine légale et de la jurispru- dence civile, celte dame n'est pas moins intéressante à observer. Ainsi l'hallucination qui l'obsède, et dont elle reconnaît presque toujours ta fausseté , mais à laquelle; elle est obligée de céder, parce que son pouvoir est irrésis tible, l'entraîne à faire des démarches, des actes sans but; plusieurs fois aussi elle lui suggère l'idée du suicide; elle pouvait lui inspirer d'autres idées, auxquelles la malade aurait cédé , parce qu'elle était poussée malgré elle. Ce point de l'histoire psychologique de l'homme est tout-à-fait neuf; il donne la clef d'une foule de déterminations , de singularités, d'actions, inexplicables par le caractère, les moeurs, les habitudes des personnes. Plus on avance dans la pratique , plus on acquiert la certitude qu'il y a dans le monde un nombre considérable d'aliénés qui, pour un motif ou pour un autre, n'ont jamais réclamé les secours delà médecine, et dont le dérangement de l'esprit n'a pas même été re- marqué par ceux qui les entourent. Eh bien, ces individus cherchent querelle, provoquent en duel, injurient, frap- pent, assassinent, se suicident, parce qu'ils obéissent à des voix, à des ordres, à des impuisions auxquels il leur est impossible de résister.
Parmi les nombreux faits de ce genre que j'ai recueillis, celui-ci me paraît intéressant à plus d'un titre.
Utts. 33. Un homme riche habite seul une grande mai- son qui lui appartient. Sou genre de vie n'est, point en rap- port avec la fortune qu'on lui connaît. Il estmal vetu , laisse tomber ses vêtements en lambeaux, se nourrit avec la plus extrême parcimonie; personne ne pénètre dans son logis; quelque bizarre que paraisse sa conduite, comme il ne fait rien de répréhensible, on en est réduit aux conjectures. Des renseignements certains apprennent que ses ressources sont
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épuisées et qu'il doit de fortes sommes sur sâ maison. Un jour enfin . il est forcé de la vendre. Sa ruine reste un mystère pour tous ceux qui l'ont approché. Misanthrope , taci- turne, il ne répond point aux questions, les évite et les fuit.
On avait oublié cette aventure, lorsqu'un matin, le mal- heureux se présente devant le nouveau propriétaire ; sa figure est pâle, décomposée, mais dans ses yeux brille un feu étrange. "Monsieur, s'écrie-t-il , cet or que je pos- sédais, cette fortune que j'ai perdue, je sais où elle est; une voix m'avait révélé qu'une catastrophe devait tout m'enlever, me réduire à la misère, et que, pour éviter ce malheur, il fallait cacher mes richesses. J'ai suivi ce conseil; rentes, meubles , maison, tout a été converti en or, et cet or je lai enfoui dans milieu inconnu à tous. Puis la voix a cessé de se faire entendre. Ma tête est devenue un chaos , mes idées se sont troublées, il ne me restait qu'une lueur in- certaine que je voyais scintiller de temps en temps , lorsque ce matin la voix s'est fait entendre de nouveau ; elle m'a crié : Ton or, tu ignores où il est, personne ne le sait, eh bien, je vais te le dire: d'après mes conseils tu l'as jeté dans le puits. Monsieur, je vous en supplie, faites-y faire des recherches, toutes mes richesses sont là. » On le console , on lui promet de faire Ce qu'il désire , mais il faut du temps , des ouvriers ; on parvient à lui faire comprendre qu'une opération de cette nature exige des mesures qui ne sauraient être prises en un instant. Il se retire. Au bout de quelques jours il revient pour connaître les résultats des fouilles. On lui répond qu'on n'a rien trouvé ! ! ! Il pousse un gémissement, prononce des paroles incohérentes , et en peu de jours des signes certains de démence lui ôtent des regrets désormais inutiles.
Dans la disposition d'esprit où. se trouvait la malade dont nous rapportons l'histoire, on se demandera si la liberté de tester était entière. Cette question présente de grandes dif- ficultés, mais la solutionne nous parait point impossible.
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Lorsque la conduite de l'individu ne s'écarte point des usages reçus, lorsqu'il n'est point tyrannisé par une de ces idées fausses qui lui font prendre en haine ses proches, ses amis, sans aucun motif, quand il administre sagement ses re- venus , nous ne croyons pas que des paroles, des actions bi- zarres, résultats dune croyance fausse, mais sans influence sur les actes importants de la vie, puissent faire priver une personne de son état civil et l'empêcher de tester. Nous reviendrons sur ce sujet, quand nous examinerons les hal- lucinations au point de vue médico-légal.
Quelquefois l'hallucination a un tel caractère de vraisem- blance , qu'on se surprend prêt à y ajouter foi.
Obs. 34. — Un gentilhomme de trente-cinq ans , actif, bien portant, demeurant près de Londres , se plaignait depuis cinq semaines d'un léger mal de tête. Il avait un peu de fièvre, négligeait ses occupations et sa famille. On lui avait mis les ventouses et fait prendre plusieurs médecines, lors- qu'il reçut la visite du docteur Arnould, de Comberwell. D'après favis de ce médecin, il fut conduit dans un asile privé où il passa deux ans; ses conceptions délirantes s'af- faiblirent graduellement, et il put être rendu à sa famille.
Les détails qu'il a donnés sur sa maladie nous ont paru si intéressants, que nous ne balançons pas à les reproduire presque littéralement. «Uneaprès-dînée du mois de mai, dit ce gentilhomme , me sentant mal à l'aise et peu disposé aux affaires , je me déterminai à faire un tour dans la Cité pour me distraire. Parvenu dans le cimetière de Saint-Paul, je m'arrêtai à la montre des magasins de Carrington et de Bowles, pour regarder des gravures dont l'une représentait la cathédrale. Il y avait peu de temps que j étais là, lorsqu'un monsieur âgé, petit, à l'air grave , habillé de brun, s'arrêta également pour examiner les gravures. Ayant jeté par ha- sard les yeux sur moi , il entra aussitôt en conversation et vanta la vue de Saint-Paul, raconta beaucoup d'anecdotes
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sur l'architecte Christophe Wj eu et me demanda en même temps si j'étais jamais monté au dôme.
» Sur ma réponse négative, il s'informa si j'avais dîné, me proposa d'aller dans une taverne du voisinage, et me dit qu'après le repas il m'accompagnerait à Saint-Paul; le temps, ajoutait-il, était magnifique pour la vue, et il: con- naissait si bien le lieu, qu'il m'indiquerait tous les objets di- gnes de remarque. La politesse de ce vieux monsieur m'en- gagea à accepter son invitation, et nous nous rendîmes à une taverne, située dans une allée sombre dont je ne me rappelle pas le nom.
» Après le dîner qui fut court, nous montâmes à la boule qui est placée précisément au-dessus de la croix, et nous y entrâmes seuls. Nous y étions depuis quelques minutes , admirant le panorama superbe qui se déployaitdevantnous, lorsque le vieux monsieur tira d'une poche de côté de son habit un instrument qui ressemblait à un compas, et sur lequel étaient gravées des figures curieuses; il murmura quelques paroles inintelligibles, et le plaça au centre de la boule.
» Je fus saisi d'un grand tremblement et d'une sorte d'horreur, que redoubla encore l'offre qu'il me fit de me montrer, si je le désirais , un ami éloigné , et de me révéler ce qu'il faisait en ce moment. Mon père avait été longtemps malade, et je ne lui avais pas rendu visite depuis quelques semaines ; la pensée soudaine de le voir triompha de tous mes scrupules. Je n'eus pas plus tôt formé ce vœu , que je vis mon père dans un miroir ; il était penché sur sa chaise, et luisait sa sieste habituelle. Comme j'avais un peu douté du pouvoir du vieux monsieur, ce spectacle me glaça de ter- reur, et me sentant très mal, je le suppliai de descendre à l'instant. 11 y consentit, et en nous séparant sous le portique du nord, il me dit : Rappelez- vous que vous êtes l'esclave de l'homme du miroir. Je retournai le soir
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chez moi, j'étais inquiet, triste, dans l'appréhension , et as- sailli de pensées relatives à l'étranger. Pendant ces trois derniers mois, je n ai cessé de sentir son pouvoir. »
Le docteur Arnoultl demanda au malade contaient l'homme au miroir exerçait sur lui son influence . Jetant sur le doc- teur un regard soupçonneux, il le prit par le bras, le con- duisit dans deux ou trois chambres, puis dans le jardin, et s'écria : « C'est inutile , rien ne peut nous soustraire à sa vue, car tous tes lieux lui sont ouverts; il nous voit et nous entend maintenant. »
Je rengageai , continue le docteur Arnould , à me montrer l'individu mystérieux qui nous voyait et nous entendait; il nie répondit d'une voix très agitée : « Ne vous ai-je pas dit qu'il demeure dans la boule qui est au-dessus de la croix de Saint-Paul, et qu'il n'en descend que pour se promener dans le cimetière, et aller dîner dans la taverne de l'allée sombre ?
» Depuis cette fatale rencontre avec le nécromancien, car je ne saurais lui donner un autre nom , il m'attire sans ce.se dans son miroir, me voit ainsi à tous les moments du jour, lit dans mes pins secrètes pensées; j'ai l'affreuse convic- tion qu'il n'est aucune action de ma vie qui lui échappe, et nu'il n'est point de lieu qui puisse me mettre à l'abri de ses poursuites. Sur ma réponse que l'obscurité de la nu,. .devait e protéger contre ses machinations, il répliqua : Je sais t:e que vous voulez dire, vous étés dans 1 erreur Je ne VOuqs ai parlé que du miroir, mais dans un cotn de 1 edihce ù malien me montra une grande cloche, et j entend» cnstmcUient des sons qui en sortaientet d autres qm s y rendaient; c'était un mélange confus de rues, de cris de olere de désespoir, et comme j écoutaisavee terreur, il me if ( est mon' organe de l'ouïe. Cette grande cloche (1 .ommumeauon avec toutes les clbchesqm son dans le cercle des hiéroglyphes. Par ce moyen j entends
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les paroles de tous ceux qui sont sans ma dépendance. »
Comme je regardais le malade avec surprise, il ajouta: « Je ne vous ai pas tout déclaré; ce nécromancien pratique ses sor- tilèges au moyen d'hiéroglyphes sur les murs et les maisons , et il appesantit sa verge de fer sur ceux qu'il a renfermés dans le cercle des hiéroglyphes, et qui sont les objets con- stants de sa haine. Je le priai de me dire ce quêtaient ces hiéroglyphes, et comment il les apercevait. Ce sont, me ré- pondit-il, les signes et les symboles que, dans votre ignorance de leur véritable signification, vous avez pris pour des lettres dt des mots que vous avez lus ainsi : Jour et Martin et noir de Warren. (Probablement des a-ffiches. ) C'est une grande erreur ! Ces signes représentent les caractères cabalistiques qu'il trace pour indiquer les limites de son empire, et em- pêcher ses captifs d'échapper. Que de fatigues j ai supportées pour me soustraire à sa terrible influence ! Une fois j'ai marché pendant trois jours et trois nuits , jusqu a ce que je tombasse au pied d'un mur, épuisé, hors d'haleine, et que je m'y endormisse A mon réveil, je vis les lettres fatales, et je compris que j 'étais complètement soumis à sa puis- sance ( i). »
11 n'est point d'hallucination plus suivie et plus propre à porter la conviction dans l'esprit de ceux qui ne sont point initiés à la connaissance de ce singulier phénomène que celle dont Prichard vient de nous donner l'observation. Nul doute qu'au moyen âge on n'eût considéré ce malade comme un possédé, et qu'il n'eût été soumis aux cérémonies de l'exorcisme. Je suis persuadé qu'une pareille histoire trou- verait encore créance de nos jours chez un grand nombre de personnes. Elle ne laisse aucun doute sur l'authenticité
([) ATreatise on Insanity and other Disorders àftectrag the mind .James Cowles Prichard , p. 455. London , i835.
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de récits faits par des gens dignes de foi , qui affirment avoir eu des apparitions qui leur avaient fait connaître des choses extraordinaires. Les détails circonstanciés dans les- quels ils entraient, leur air de vraisemblance , dissipaient toutes les incertitudes.
Il est très probable que cet individu avait visité Saint- Paul; mais la folie, en le touchant , évoqua d'anciens sou- venirs, les groupa d'une manière bizarre , puis les colorant et les imaginant, elle les offrit à l'œil qui les prit pour une réalité.
M. Lélut, dans un mémoire sur la folie purement senso- riale,a publié plusieurs faits parmi lesquels le suivant se rattache directement à notre sujet.
Obs.35. — R. est né de parents sans fortune; son éducation est loin d'avoir été religieuse. A quatorze ans, il eut la pos- sibilité d'obtenir les faveurs d'une jeune fille, et se retint eu pensant à Dieu. C'est là, en effet, une pensée qui l'a occupé dès son enfance... A dix-huit ans, il lui semble que son ima- gination s'agrandit, que toute la suite des phénomènes du monde extérieur se dérouie à ses yeux ; il aperçoit en quelque sorte d'un coup d'oeil, quoique d'une manière peu arrêtée, toute la création ; il préfère l'onanisme à la séduction. La vue d'un monde corrompu l'attriste de plus en plus; cela ne l'empêche pas d'apprendre le métier de charron, qui désor- mais le fera vivre. Son amour du changement de lieux et de relations s'accroît; il est porté invariablement vers un but dont il ne se rend pas bien compte, il lui semble que Dieu l'appelle quelque part.
Le jubilé de i.8a5 a lieu ; R. y prend part avec ferveur, assiste aux prédications des plus éloquents missionnaires. C'est alors qu'il a ses premières révélations; il lui semble qu'à lepigastre, où il éprouve un sentiment habituel de chaleur, des paroles se font entendre très distinctes , mais lion telles que celles qu'on perçoit par l'oreille, et bien fa-
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ciles à distinguer de ces dernières. Ces paroles, ({ni forment des prophéties, des paraboles, plongent; R. dans l'extase. L'appétit devient moindre, le sommeil disparaît, la nuit se passe en prières.
Dans une de ces nuits de ferveur, R. voit tout-à-coup apparaître au milieu de nuages un disque lumineux, gros comme le soleil, mais non point radieux comme lui; une voix part de ce disque et dit à R. : Les enfants que je béni- rai seront bénis, et ceux que je maudirai seront maudits jusqu'à la troisième et la quatrième génération... R.,qui reconnaît la voix de Dieu, entre en communication avec l'être incréé et lui adresse beaucoup de questions qui n'ob- tiennent pas toutes des réponses. La conversation dura trois quarts d'heure. R. commença à y apprendre quels étaient les desseins de Dieu sur lui. En terminant, l'Éternel lui dit d'aller se coucher.
Les paroles qui lui étaient prononcées dans l'épigastre étaient bien différentes de celles de la vision. Dans cette dernière, en effet, les paroles .étaient absolument sem- blables à celles qu'on entend par l'oreille, ce qui n'a pas lieu dans les paroles ( épigastriques) des révélations. La vision a décidé du sort de R. ; il est le Messie qui doit venir à la fin des siècles pour ramener toutes les nations à la même croyance, et préparer le jugement dernier. C'est en cette qualité qu'il a commencé à faire des prophéties à ses compagnons de travail, et qu'il a cherché à avoir des con- férences avec M. l'abbé M. , prêtre à la cour de Charles X, et avec M. l'archevêque de Paris. Voyant qu'il ne pouvait arriver jusqu'à ce dernier, il escalada un jour, pendant le service de la messe, la grille du chœur de la métropole, afin, dit-il, de se faire prendre et de pouvoir ainsi faire connaître les desseins qu'il n'avait pu manifester autrement. Son désir fut satisfait. On le conduisit à la préfecture de police.
Qu'on accorde à R. la réalité de ses révéla! ions et de ses
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visions; non seulement il n'est pas fou, mais il est ce qu'il prétend être, le Messie. Avant sa vision, avant ses plus fortes révélations , il ne connaissait pas les Écritures saintes , il ne les a étudiées que depuis , et il les rapporte avec beau- coup d'art à sa croyance, même l'Apocalypse dans lequel il a trouvé un sens clair. Jésus-Christ, dit-il, est bien le fils de Dieu, il est venu pour préparer les voies, mais il n'est pas le Messie; cela n'est écrit nulle part. Quand il parle des malheurs qui attendent les méchants lors de la fin du monde , ses yeux se mouillent de larmes ; il gémit sur leurs peines futures, et c'est alors seulement que sa figure pré- sente quelque chose d'exalté et d'un peu extraordinaire.
Il croit au malin esprit et n'en parle qu'avec peine; il se fait une singulière théorie de l'enfer. Là, dit-il, se rendent tous les sons qui se perdent sur la terre, toutes les lumières, tous les feux qui s'évanouissent dans les airs; du reste les peines n'y seront point éternelles, au moins pour les créa- tures qui y auraient été placées avant le jugement der- nier.
Au bout de quatorze mois, on le trouva si disposé à ajour- ner à des circonstances plus favorables la mise à exécution de ses projets de réforme, que l'on consentit, par un certi- ficat en règle , à le rendre à la société (i).
Ce fait est du nombre de ceux qu'on pourrait alléguer pour établir l'analogie qui existe entre les hallucinés et les fondateurs de religion. Quelque affligeante que soit pour l'humanité l'opinion de ceux qui la représentent comme livrée à la folie dans un grand nombre de questions sociales et dans la réalisation de pensées qui nous paraissent, à nous et à beaucoup d'autres, des conceptions du génie, nous croyons que cette prétendue parité doit être combattue par des raisons plus directes. Chez R., on ne trouve point cette
(i) Observations sur la folie sensorçale, par Lélut, p. 284. Du Démon de Sociale, 1 vol. in- 8, 1 834*
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force de volonté, cette logique de raisonnement , cette fixité de but qui sont l'apanage des hommes qui ont eu une mis- sion providentielle. C'est un esprit faible qui s'éprend des idées religieuses, comme beaucoup de gens de cette trempe, se les exagère, et finit par y rapporter toutes ses actions. Au lieu de marcher à la tète des idées, de les résumer en sa personne , d'en être le promoteur, le drapeau , il ne peut ni les féconder, ni les développer; elles le traînent à la re- morque., ou plutôt elles l'absorbent, L'homme de génie maî- trise l'idée, la dirige, lui fait porter ses fruits; l'aliéné n'a aucun pouvoir sur elle, il la suit comme son ombre, il obéit à tous ses caprices. L'un enfin en est le roi , l'aulre l'esclave. —Dans l'observation de R. , il y a d'ailleurs des preuves multipliées de folie: c'est Dieu qui lui ordonne d'aller se coucher, c'est son estomac qui lui parle. L'escalade de la grille de la cathédrale est l'acte d'un aliéné; maître de lui- même, il saurait que cette excentricité aboutira à la préfec- ture de police et à Bicêtre. Il prouve par là qu'il ne juge plus sainement des choses, et que plusieurs de ses facultés intellectuelles sont manifestement lésées. C'est au reste ce que nous avons toujours constaté dans le grand nombre d'hallucinés que nous avons observés depuis plus de vingt ans; à côté d'un raisonnement bien suivi et qui paraît la conséquence de l'idée , viennent se placer une parole inco- hérente , un acte bizarre , en un mot le grain de folie.
Nous terminerons cette série de faits par l'histoire d'un malade qui, à la suite d une émotion morale, eut une mo- nomanie dans laquelle dominèrent les hallucinations de tous les sens.
Obs. 36. — Un habitant du Jura , âgé de trente-deux ans , d'une bonne constitution, élevé dans les principes religieux, avait exercé pendant quelque temps les fonctions d'institu- teur; mais, forcé de quitter cet état par suite d'actions ré- préhensibles, il embrassa le métier de teinturier, Ayant cou-
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tracté une maladie syphilitique, il prit une grande quantité de muriate d'or. Il habitait Villefranche, lorsqu'à la suite d'une rixe il terrassa son adversaire et le frappa violemment; ce- lui-ci lui dit en se retirant qu'il se vengerait et qu'il saurait bien le faire repentir de la manière dont il l'avait trait*'. Deux mois après, ayant éprouvé quelques chagrins domes- tiques , il fut atteint d'une manie violente qui se compliqua des hallucinations les plus singulières dont il nous a fait lui-même la description.
Il était dans un état continuel d'agitation; il ne pouvait rester un instant à la même place; il entendait des bruits, des bourdonnements, des tintements semblables à ceux des cloches; il était poursuivi par des odeurs méphitiques et sulfureuses; des substances acres etcorrosives, des espèces d'insectes pénétraient malgré lui dans sa bouche, Par mo- ments il s'endormait et se réveillait en sursaut, il lui sem- blait qu'on lui enfonçait des crosses dans le crâne.
Il redoutait singulièrement ce sommeil, pendant lequel il craignait qu'il lui fût impossible de se défendre contre ses ennemis qui cherchaient à le faire périr; aussi employait-il tous les moyens en son pouvoir pour se tenir éveillé. Une voix lui ayant conseillé de marcher continuellement, il par- courut souvent, de nuit, le trajet de Lyon à Villefranchesans s'arrêter. Dans une de ses excursions nocturnes, cette voix lui dit qu'il serait poursuivi parla gendarmerie; pour lui échap- per, il s'écarta momentanément de la grande route, plus loin que Limonest. Il aperçut alors distinctement plusieurs personnes qui tenaient un flambeau d'une main et un poi- gnard de l'autre; elles le menaçaient, l'appelaient par son nom; mais elles ne purent l'atteindre, parce qu'il était dé- fendu par un esprit, qui sans doute était Dieu lui-même. Il triompha aiusi des maléfices et de la puissance du diable, déchaînés contre lui.
Il allait souvent la nuit dans la commune où il avait été
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instituteur; étant couché chez un de ses amis , il vit sur sa poitrine, au moment où il était sur le point de s'endormir, un petit marteau blanc comme l'ivoire, et absolument sem- blableàceuxdont se servent les francs-maçons. Il fut extrê- mement effrayé, et crut que cette vision annonçait que les francs-maçons voulaient le faire poignarder, dans la per- suasion qu'il avait révélé leurs secrets; ce qui n'était pas possible, puisqu'on ne lui avait rien dit lors de sa ré- ception, ses ennemis l'ayant fait passer pour fou. Il se leva brusquement, se mit à la fenêtre , et vit les alentours de la maison garnis de flambeaux:; on lui tira plusieurs coups de fusil , il entendit siffler les balles , il sentit l'odeur de la poudré , mais il ne fut pas atteint ; une voix fit alors entendre ces mots : On ne peut rien contre lui; une puissance a conjuré le charme. Et tout disparut.
Une autre fois il vit Dieu, J.-C. et les anges; puis il entendit une voix qui lui dit d'avoir confiance , de tracer une croix blanche avec une pierre, et qu'il serait délivré de tous les maux qui l'affligeaient; que le diable, qui était aux ordres de ceux qui l'avaient maléficlé, n'aurait plus alors aucune puissance sur lui. — Depuis lors , le diable l'a laissé tranquille, c'est-à-dire que ses hallucinations se sont dissipées à mesure que la manie a diminué ; mais il na pas recouvré l'exercice complet de sa raison ; il est toujours bien convaincu quetoutce qu'il a éprouvé est le résultat d'unsori qui lui a étéjetépar l'individu aveclequel il avait euunealter- cation à Villefranche , et par les francs-maçons qui, selon lui, employaient divers moyens physiques (i).
La cause des hallucinations se rattache ici à une émotion ; c'est qu'en effet , dans le plus grand nombre de cas, elles sont déterminées par des causes morales , et l'on pourrait même dire que cette division de la folie est celle qui les
(1) ftoltex, h'ssai sur les hallucinations, p. 5o.
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reconnaît le plus souvent pour point de départ. A la pre- mière lecture de cette observation, on serait porté à croire que rhallucination une l'ois admise, les raisonnements du malade sont parfaitement logiques; mais un nouvel exa- men ne laisse aucun doute sur la folie qui est la compagne inséparable de toutes ces illusions.
Résumé. — Les hallucinations de tous les sens sont plus rares que les hallucinations isolées, ou groupées deux à à deux , trois à trois.
— On les observe quelquefois à l'état de simplicité; mais le plus ordinairement elles se compliquent d'illusions ou de quelques unes des formes de la folie.
I^es caractères de la folie déjà appréciables dans les hallucinations simples isolées, le sont beaucoup plus dans les hallucinations générales.
— Les hallucinations isolées et générales donnent l'expli- cation d'une foule de déterminations, d'actes incompréhen- sibles pour le vulgaire.
— Les hallucinations générales seraient un argument puissant en faveur du Berkléisme, si im état pathologique pouvait servir à établir un principe physiologique.
— Les hallucinations de tous les sens pourraient sembler plus fréquentes , si on n'avait pas souvent pris pour telles des illusions de l'ouïe, de l'odorat, du toucher.
DES HALLUCINATIONS COMlM.Uir ÉES d'iLLUSIONS.
CHAPITRE IV.
DES HALLUCINATIONS COMPLIQUÉES D ILLUSIONS.
Fréquence des illusions. — Opinion sur les erreurs des sens. — Caractères différentiels des illusions et des hallucinations. — Leur concomitance.
— Caractères propres des illusions ; les sensations des hypocondria- ques, les hallucinations internes doivent y être rattachées. — Les illu- sions s'observent dans l'état sain et dans l'état morbide. — Causes. — Les illusions de la vue quelquefois épidémiques. — Illusions aériennes.
— Causes des illusions publiques. — Illusions de l'ouïe. — Motifs de ce chapitre. — Les illusions peuvent précéder les hallucinations, les compliquer, leur succéder. — Les illusions peuvent être isolées, générales.
— Les illusions sont très variables. — Les illusions, comme les halluci- nations, peuvent occasionner des actes répréhensibles. — Illusions du toucher. Illusions de l'odorat. — Illusions du goût. — Leur influence sur les actes des aliénés. — Les illusions existent presque toujours avec les hallucinations. — Résumé.
Rien n'est plus commun parmi les aliénés que de prendre une personne pour une autre, un objet pour ce qu'il n'est pas. Ces méprises sont continuelles, aussi l'histoire des moulins à vent métamorphosés en géants sera-t-elle de tous les temps. Ces erreurs des sens n'existent pas seulement chez les insensés, elles se manifestent également chez les hommes les plus sains d'esprit; mais l'expérience et le ju- gement rectifient ces fausses notions. Ce sont Fies illusions qui , au xvme siècle , avaient fait établir dans toutes les écoles de philosophie que les sens nous trompent et qu'ils ne peuvent nous donner aucune espèce de certitude.
Il suffisait cependant d'un peu] de réflexion pour . s'assu- rer que les sens rapportent fidèlement tout ce qui leur pa- raît. Leur office est de nous dire qu'il existe dans les corps
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telle ou telle cause, telle ou telle qualité qui produit eu nous telle ou telle sensation; mais ils n'ont point mission de nous faire connaître la nature de cette cause ou de cette qualité. Ainsi le seul objet propre de la vue est 1 étendue colorée. Lorsque nous jugeons de la distance et de la forme des ob- jets (1), nous formons un jugement de conjecture qui n'ap- partient pas plus au témoignage de la vue que n'appar- tiennent au témoignage de l'ouïe les jugements que nous faisons, à l'occasion des sons qu'entend notre oreille, sur la nature et la distance des corps sonores d'où ces sons peuvent émaner. Ainsi, à proprement parler, jamais les sens ne nous trompent, mais c'est nous qui nous trompons par les jugements que nous portons à l'occasion du témoi- gnage fidèle de nos sens.
Lorsque Esquirol publia son mémoire sur les illusions , il établit les caractères différentiels qui les séparent des hal- lucinations ; celui qui nous a paru le plus tranché, est l'ab- sence de tout corps extérieur dans l'hallucination , tandis qu'il faut pour base à l'illusion un objet sensible. Un homme affirme que votre figure est celle d'un chat, de Napoléon, d'un orateur connu ; il voit dans les nuages des armées qui combattent, des anges qui jouent de la trompette; cet homme est un illusionné, mais si , dans le calme des nuits', il entend des voix qui lui parlent; si, dans l'obscurité la plus complète , il aperçoit des personnages que nul autre que lui ne découvre, il est halluciné. La privation des sens n'empêche point l'hallucination, tandis qu'elle est un ob- stacle à l'illusion.
Il est hors de doute que la lésion qui produit ces deux phénomènes morbides existe dans le cerveau, mais on peut dire que leur marche est inverse; car, tandis que l'halluci- nation semble partir du point d'origine du nerf pour venir
(i) OEuvres philosophiques du P. Buftier, avec des notes par M. Fran- cisque Boullier, introduction , p. 33. Paris , 1 843 ; coll. Charpentier.
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former l'image au-dehors, l'illusion paraît suivre une mar- che inverse; aussi pourrait-on dire que l'une est objective tandis que l'autre est subjective.
L'observation montre, il est vrai, que les illusions existent très fréquemment avec les hallucinations, qu'elles se trans- forment les unes dans les autres, qu'il est parfois difficile de les distinguer, mais tous ces arguments ont été produits contre la division actuelle des formes de la folie ; et cepen- dant il n'est point d'auteur qui n'ait senti la nécessité de les décrire séparément. Ce sont ces considérations qui nous font persister à considérer ces deux ordres de phénomènes comme distincts , malgré les raisons qu'ont fait valoir en faveur de l'opinion contraire des hommes assurément fort compétents, MM. Calmeil, Aubanel et plusieurs autres. Par les mêmes motifs, nous rattacherons aux illusions toutes les sensations fausses qui proviennent de la maladie d'un organe interne, comme l'estomac , les intestins , etc.; toutes celles des hypochondriaques , les hallucinations qui ont été appelées internes.
Les illusions s'observent fréquemment dans l'état sain, mais elles sont facilement corrigées par le raisonnement. Il serait inutile de rappeler les exemples tant de fois cités de la tour carrée qui paraît ronde, du rivage qui semble fuir; ces faits sont depuis longtemps convenablement appréciés: niais il est des illusions dont la véritable cause n'a été con- nue que très tard par les progrès de la science ; tels sont le géant du lirocken, la fée Morgane, le mirage.
A certaines époques, on voyait le géant se montrer au sommet du Brocken (division des montagnes du Hartz), au grand étonnement des habitants et des voyageurs. Ce pro- dige ne cessait depuis de longues années de donner lieu aux récits les plus étranges, lorsque M. Haue eut la curio- sité de l'examiner et fut assez heureux pour l'apercevoir. Pendant qu'il contemplait le géant, un violent coup de
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vent fut sur h point de lui enlever son chapeau; il y porta vivement la main, et le géant imita le mouvement : ayant fait l'action de saluer, son salut lui fut aussitôt rendu. M. Haue appela le propriétaire de l'auberge du Brocken pour lui faire part de sa découverte. L'expérience fut re- commencée, elle donna le